2003 – EPR : il est urgent d’attendre

, par   Benjamin Dessus

Été 2003. La canicule et la catastrophe sanitaire mettent en lumière la fragilité du système énergétique français, dont le débat national sur les énergies lancé auparavant par le gouvernement n’avait jamais fait état. Une augmentation de quelques degrés ébranle les certitudes des français quant à la fiabilité et à la disponibilité du système électrique français. Dans un pays qui s’imagine qu’énergie = électricité – équation savamment entretenue par la haute administration et le lobby de l’atome, alors que l’électricité ne représente que 22 % de notre consommation d’énergie finale –, les Français s’émeuvent. Et l’industrie nucléaire réussit à convaincre l’appareil d’État de proposer, sans plus attendre et en contradiction complète avec ses déclarations antérieures, le lancement de la construction d’un “démonstrateur” d’une nouveau modèle de réacteur nucléaire : l’EPR... Une lourde erreur : si la rigidité qu’entraîne la trop forte proportion de nucléaire dans le parc électrique pose effectivement problème, la question d’une pénurie globale d’énergie électrique en France n’est pas d’actualité et le nucléaire demeure très mal adapté pour répondre à des besoins aléatoires de pointe comme celui de la climatisation. Décidée dans l’urgence, sous la pression d’un lobby et sans une analyse indépendante des coûts et des enjeux, la construction d’un EPR “français” sera tout à la fois inutilement coûteuse et lourde de conséquences pour notre avenir énergétique...

Page publiée en ligne le 16 mars 2018

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Benjamin Dessus, Corinne Lepage, Michèle Rivasi (2003) : EPR : il est urgent d’attendre
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Ingénieur et économiste, Benjamin Dessus a fondé Global Chance en 1992 puis présidé jusqu’en 2016 l’association, dont il est désormais président d’honneur.

EPR : IL EST URGENT D’ATTENDRE

Benjamin Dessus, Corinne Lepage et Michèle Rivasi, Le Monde, samedi 18 octobre 2003

La canicule et la catastrophe sanitaire de l’été ont mis en lumière la fragilité du système énergétique français. Le récent débat national sur les énergies lancé par le gouvernement n’en avait jamais fait état. Il a suffi d’une augmentation de quelques degrés pour ébranler nos certitudes quant à la fiabilité et à la disponibilité du système électrique français. Dans un pays qui s’imagine qu’énergie = électricité - équation savamment entretenue par l’administration française et le lobby nucléaire, alors que l’électricité ne représente que 22 % de notre consommation d’énergie finale -, les Français se sont brutalement émus.

Comment, il n’était pas possible, pour les "heureux" possesseurs d’une "clim", de la pousser tous en même temps, à fond, dans les appartements ou les bureaux sans risquer de faire tout sauter ? Heureusement, il restait celle des voitures qu’on a vu circuler ou stationner, moteur en marche, pendant des heures, pour faire fonctionner la clim à fond !

Que s’est-il passé pour que nous frôlions ainsi la catastrophe ? Une pointe de consommation électrique inhabituelle en été (même si elle est restée modeste par rapport aux pointes d’hiver), dans un contexte de sécheresse, avec des barrages hydroélectriques à moitié vides, des rivières à l’étiage et une partie des centrales nucléaires (qui fournissent plus de 75 % de notre électricité) à l’arrêt pour maintenance. Restait donc pour EDF à pousser à leur maximum celles qui restaient disponibles, quitte à prélever encore de l’eau et à réchauffer les fleuves au risque de détruire les écosystèmes. De bons esprits, surfant sur l’émotion devant l’hécatombe, nous proposent "la clim pour tous" dans les meilleurs délais pour éviter la reproduction de la situation de cet été. Tant pis si cela augmente fortement nos besoins d’électricité ! Construisons vite quelques centrales nucléaires de plus ; elles, au moins, n’émettent pas de gaz à effet de serre ! Et si on a des problèmes avec les rivières mettons les centrales au bord de la mer, où l’eau ne manque pas !

Dans ce contexte d’émotion post-caniculaire, le lobby nucléaire a réussi à convaincre Mme Fontaine, la ministre de l’industrie, de proposer dès maintenant, en contradiction complète avec ses récentes déclarations, au premier ministre le lancement de la construction d’un "démonstrateur" d’une nouvelle génération de réacteurs nucléaires : l’EPR (European Pessurized Reactor), fleuron de Framatome. Présenté comme "évolutionnaire" par son promoteur, l’EPR se situe dans la lignée des réacteurs à eau qui équipent les centrales françaises. Plus puissant que ses prédécesseurs, il comporte quelques améliorations sur le plan de la sûreté. Ses concepteurs lui prédisent une durée de vie de 60 ans (40 à 45 pour les réacteurs actuels), des opérations de maintenance et de rechargement moins fréquentes (tous les 24 mois au lieu de 18) et une plus grande capacité à utiliser du MOX (le combustible réutilisant le plutonium issu du retraitement). Bref, une série d’améliorations censées, si tout se passe bien, aboutir à une réduction des coûts, mais certainement pas une révolution. De plus, les calculs que le ministère de l’industrie va très opportunément présenter dans les semaines qui viennent ("coûts de référence") reposent sur les seuls dires de Framatome et de Cogema, ôtant toute crédibilité à ces prévisions.

Intrinsèquement, la filière présente les mêmes défauts que sa sœur aînée : mêmes difficultés techniques et économiques à suivre les fluctuations de la demande d’électricité, mêmes problèmes de refroidissement. Mais surtout : mêmes risques d’accident (même si les conséquences sont mieux maîtrisées) et aucune amélioration sensible aux problèmes majeurs (sécurité, protection contre la menace terroriste, prolifération nucléaire, question des déchets à haute activité et à très longue durée de vie).

Lancer un EPR dans la précipitation serait une lourde erreur. Le nucléaire est très mal adapté pour répondre à des besoins aléatoires de pointe comme celui de la climatisation. Si le besoin était réel, il serait préférable d’utiliser une turbine à gaz. Son délai de construction est bien plus faible (2 à 3 ans). Plus souple, elle est capable de répondre aux pointes de demande électrique. Elle est moins handicapée par les problèmes de refroidissement puisque son rendement est bien meilleur (55 %).

Mais, surtout, la généralisation de la climatisation des logements est une aberration économique et écologique. Nous avons avant tout besoin d’un programme ambitieux de réhabilitation thermique et d’économie d’électricité des logements et des locaux tertiaires pour rendre à nos espaces d’habitation le confort d’été qui leur manque bien souvent. Sans un tel programme, l’inflation galopante de la climatisation, avec ses conséquences sur le réchauffement du climat, nous entraînerait dans une spirale dangereuse de surconsommation, elle-même porteuse de nouveaux risques pour l’environnement.

Toutes les études récentes l’ont montré : même en cas de forte augmentation des consommations d’électricité (+ 85 % en 2050), aucune centrale supplémentaire de base n’est nécessaire avant 2022. Ce n’est qu’après 2025 ou 2030 que se posera la question du renouvellement du parc nucléaire.

La question d’une pénurie globale d’énergie électrique en France n’est donc pas d’actualité, même si la rigidité qu’entraîne la trop forte proportion de nucléaire dans le parc électrique pose problème.

Pourquoi lancer un EPR aujourd’hui, au moment où EDF annonce (certes pour des raisons comptables) la prolongation à 40 ans de la durée de vie de ses centrales et que d’importantes recherches sont lancées au niveau international sur des filières révolutionnaires dont on nous dit qu’elles devraient apporter des solutions plus crédibles aux grands problèmes qui plombent le nucléaire aujourd’hui : risque d’accident, prolifération, déchets ? Pourquoi lancer le prototype d’une filière considérée comme obsolète avant d’exister, qui bloquerait la France sur une voie de garage jusqu’en 2100 et retarderait d’autant les recherches sur ces filières ? Qui paiera ce Concorde à hélices ?

Reste le sacro-saint argument de la politique industrielle. La construction d’un démonstrateur à très court terme en France serait essentielle pour placer Framatome en bonne place sur le marché international et maintenir la compétence de ses ingénieurs. Mais le marché mondial du nucléaire est atone, de nombreux pays européens se dégagent du nucléaire.

Ne prenons pas cette décision dans l’urgence sous la pression d’un lobby et sans une analyse indépendante des coûts et des enjeux. Ce choix serait lourd de conséquences pour notre avenir énergétique, inutilement coûteux pour EDF et ses clients, dangereux par son effet d’éviction pour l’avenir de la recherche (sur les alternatives, la maîtrise de l’énergie et les renouvelables, mais aussi sur le nucléaire même), et finalement dommageable pour les salariés de l’industrie nucléaire elle-même.

Benjamin Dessus est président de Global Chance
Corinne Lepage est avocate, présidente de cap 21, ancienne ministre de l’environnement
Michèle Rivasi est directrice générale de Greenpeace France

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