Le Commissariat général au développement durable, CGDD, a publié en février 2019 le « Bilan énergétique de la France pour 2017 ». Ce document de 176 pages constitue la référence officielle la plus complète sur le sujet et présente à la fois les données physiques et monétaires des sources et produits énergétiques produits, importés et consommés en France pour l’année 2017, ainsi que leur bilan monétaire. Rien de plus normal par conséquent pour un lecteur intéressé par ces questions de consulter ce document réalisé par le Service de la donnée et des études statistiques, SDE. Le lecteur dont il s’agit ici a lu avec attention l’ensemble du rapport et s’est particulièrement intéressé à la façon dont y est traitée la production d’électricité d’origine nucléaire. Celle-ci fait donc le principal objet des commentaires qui vont suivre.
Assez curieusement, avant de présenter les différents éléments du système énergétique et leurs quantités physiques, la Partie 1 traite des prix de l’énergie. Après les prix à la consommation des différents produits énergétiques à la consommation des ménages (électricité, gaz et autres combustibles, carburants et lubrifiants), sont présentés les prix du charbon (prix à l’importation, prix de gros, prix pour les consommateurs par secteur), les prix par baril du pétrole à l’importation et ceux des produits raffinés à la consommation, à nouveau très détaillés, puis la même chose pour le gaz naturel (fossile), le bois énergie (pour le résidentiel et les professionnels et des biocarburants) et, enfin, le prix de la chaleur et celui de l’électricité : prix de gros sur le marché EPEX (European power exchange), prix Spot France, prix à la consommation par secteur d’activité.
Premier étonnement : pas un mot du prix de l’uranium, entièrement importé, qui constitue la matière première énergétique de la production d’électricité d’origine nucléaire, soit 71% de la production nationale totale d’électricité en 2017. Certes, par rapport à son pouvoir énergétique l’uranium est bon marché, mais cette absence paraît pour le moins bizarre.
A ce stade de la lecture, un doute saisit le lecteur attentif : est-ce que rapport parle de l’uranium à un endroit quelconque ? La réponse est oui, deux fois, mais deux fois seulement : et fort loin dans le rapport :
- - Page 77 : « Cette consommation (d’électricité) a fortement baissé en 2012 en raison de l’adoption d’un procédé d’enrichissement d’uranium beaucoup moins consommateur que celui utilisé jusque-là et reste stable depuis 2013 ».
- - Page 165, en annexe, dans la définition de certains termes techniques : « Nucléaire : énergie dégagée sous forme de chaleur par la fission des noyaux d’uranium dans les réacteurs. Cette énergie, considérée comme primaire, est transformée secondairement en électricité (avec un rendement supposé de 33%) ».
Cette définition se contredit elle-même : elle désigne clairement l’uranium et non la chaleur produite dans le réacteur nucléaire comme la source primaire de cette production de chaleur, celle-ci permettant la production d’électricité via un turbo-alternateur, de façon tout à fait identique au fonctionnement d’une centrale à charbon : dans celle-ci la chaleur est produite par la combustion du charbon (comptabilisé lui-même en énergie primaire par sa valeur calorifique) alors que dans une centrale nucléaire, la chaleur est produite par la fission des noyaux de l’isotope 235 de l’uranium et des noyaux de l’isotope 239 produit à partir de l’isotope 238 de l’uranium. L’uranium est donc bien la source primaire et sa valeur énergétique, dans cette application particulière du réacteur nucléaire électrogène, est mesurée par la quantité de chaleur produite dans le réacteur.
Cela est bien connu et le Mémento sur l’énergie du Commissariat à l’énergie atomique , CEA, présente bien l’équivalence énergétique de l’uranium naturel [1] : « Dans les réacteurs à eau actuels et sans recyclage du plutonium, une tonne d’uranium naturel fournit 10 000 tep ». La consommation annuelle du parc nucléaire d’EDF étant d’environ 10 000 tonnes d’uranium naturel par an, la valeur énergétique de l’uranium consommé est donc d’environ 100 Mtep : on retrouve bien l’ordre de grandeur de la production primaire « nucléaire » de 104 Mtep en 2017.
On devrait donc en toute logique retrouver cette source primaire ainsi que les transformations du combustible uranium dans les activités liées au combustible, au même titre que les raffineries pas exemple, dans la Partie 2 qu’aborde ensuite le lecteur et qui présente « L’approvisionnement énergétique de la France ».
Curieusement, cette partie du rapport commence par « Le recul du taux d’indépendance énergétique et le rebond de la facture », sujets qui devraient en être plutôt la conclusion mais qui illustrent bien la « pédagogie » recherchée. Nous y reviendrons.
Vient ensuite un paragraphe sur la production nationale d’énergie primaire : celle-ci est dominée par la production d’électricité d’origine nucléaire puisque les sources d’énergie fossiles (charbon, pétrole, gaz) ne sont pas produites en France et que, par contre, la production d’origine nucléaire est baptisée « nationale » puisque le rapport considère qu’elle est la chaleur produite dans les réacteurs nucléaires. Le tour est joué : pas un mot de l’uranium qui est en réalité la source primaire mais qui a l’inconvénient d’être totalement importé. Donc, on n’en parle pas. On se demande bien pourquoi on ne fait pas la même chose pour une centrale électrique au charbon : en prenant comme énergie primaire la chaleur produite par la chaudière, on pourrait évidemment considérer cette production comme nationale…
Dans ces conditions, le paragraphe consacré au nucléaire en page 28 est extrêmement bref (le plus bref de tous !) : on n’y parle que de « parc nucléaire », sans autres explications, et surtout pas de l’ensemble des activités liées au combustible nucléaire, depuis l’importation du « yellow cake », octaoxyde d’uranium (U3O8) avant sa transformation soit en uranium métal (pour les réacteurs à uranium naturel, graphite, gaz, maintenant arrêtés), soit en hexafluorure d’uranium (UF6) pour la production de l’uranium enrichi constituant le combustible des 58 réacteurs à eau ordinaire sous pression équipant les 19 centrales nucléaires actuellement en fonctionnement, ni du retraitement des combustibles irradiés pour la production du plutonium, ni de la fabrication du MOX, ni des déchets nucléaires). Donner des explications sur les industries du combustible nucléaire eut évidemment conduit à parler de l’uranium…
A contrario, le rapport présente par pays les importations de charbon et la variation des stocks de produits charbonniers, la liste des pays d’où on importe le pétrole et le gaz naturel avec un luxe de détail et, ce qui est bienvenu, plusieurs pages sont consacrées aux énergies renouvelables.
A ce stade, on aimerait bien connaître les pays d’où l’on importe l’uranium : bouche cousue…
Revenons au début de la Partie 2 : C’est là, en 2.1, que l’on comprend la grande préoccupation du rapport : l’indépendance énergétique !
Le taux d’indépendance énergétique d’un pays est défini comme le rapport entre la production nationale d’énergie primaire et sa consommation totale d’énergie primaire. Celle-ci était pour la France de 253 Mtep [2] en 2017, dont 4% de charbon, 29% de pétrole, 15% de gaz, 41% de nucléaire, 8% d’énergies renouvelables thermiques et 3% d’énergies renouvelables électriques [3]. A peu de choses près, les trois énergies fossiles (48%) sont importées. Si l’on considère, ce que fait la comptabilité officielle et donc le rapport, que l’énergie primaire source de la production d’électricité d’origine nucléaire est la chaleur produite dans les réacteurs, les 41% qu’elle représente s’ajoutent aux 11% d’énergies renouvelables produites sur le territoire national : on trouve que le taux d’indépendance énergétique est 52%. Si, par contre, on considère à juste titre que la source primaire est l’uranium, celui-ci étant entièrement importé, il ne reste plus que la contribution des énergies renouvelables dans la production nationale et le taux d’indépendance est 11%.
Voilà, tout simplement, pourquoi il faut faire disparaître l’uranium. Ce n’est pas le cas partout : en Allemagne, la valeur primaire de l’électricité d’origine nucléaire est comptée dans les importations d’énergie.
Cette obstination cocardière qui aboutit à tricher avec la réalité est assez ridicule car la dépendance ou l’indépendance énergétique est une affaire beaucoup plus subtile que le calcul simpliste d’un simple taux. Elle fait en particulier intervenir des données géopolitiques et ce n’est évidemment pas la même chose d’importer du charbon d’un pays de l’Union Européenne que d’importer du pétrole d’un pays du Golfe par exemple et, à ce titre le fait que le principal pourvoyeur d’uranium de la France est aujourd’hui le Kazakhstan permet de s’interroger. Un autre facteur, cette fois-ci favorable au nucléaire, est la possibilité de constituer des stocks importants, ainsi que le bas prix de l’uranium sur le marché international.
Le choix de l’énergie primaire pour définir ce taux dit d’indépendance entraîne d’ailleurs une situation cocasse. En effet on a vu que la valeur primaire attribuée à la production d’électricité était la valeur de la chaleur produite dans le réacteur, dont les deux tiers sont dissipés ensuite dans l’air et dans l’eau et un tiers transformé en électricité. Par contre, si la même quantité d’électricité est produite par des sources renouvelables sans l’intermédiaire de la production de chaleur (hydraulique, éolien, photovoltaïque, productions par essence « nationales »), l’énergie primaire associée à la même production d’électricité est comptée à la valeur de cette production, donc trois fois moins que l’énergie primaire « nucléaire ». Ainsi, lorsqu’une quantité d’électricité d’origine renouvelable remplace la même quantité d’électricité d’origine nucléaire, la valeur primaire de cette électricité est trois fois moindre : le taux d’indépendance diminue considérablement !
Sacrifier la qualité d’un rapport de cette importance sur le bilan énergétique de la France à un taux qui n’a pas grand sens n’est pas vraiment intelligent, n’est-ce pas ?
La dissimulation se poursuit d’ailleurs dans le deuxième paragraphe de ce début de la Partie 1, « La facture énergétique de la France » : évidemment le coût des importations d’uranium n’y figure pas. Ce n’est pas très élevé actuellement, de l’ordre de 1 milliard d’euros par an, et mériterait de figurer dans le tableau de la figure 2.1.3.
Le lecteur, un peu ébranlé, compte quand même sur la Partie 3, « Transformation, transport et distribution d’énergie en France » pour y voir un peu plus clair.
Le paragraphe 3.1 présente la transformation du charbon, la reprise de la filière fonte et de l’activité des hauts-fourneaux ; le 3.2, très détaillé, présente la production des raffineries de pétrole ; le 3.3, le transport et la distribution du gaz naturel, allant jusqu’à la rétribution des gestionnaires d’infrastructures gazières et une information (bienvenue) sur les pertes sur les réseaux de gaz…
On arrive en 3.4 à la production d’électricité et, oh surprise, à la figure 3.4.1.4 « Sites nucléaires, situation au 31 décembre 2017 » sur laquelle apparaissent enfin, sans aucune explication ni commentaire dans le texte : l’enrichissement du combustible (pas vraiment exact mais il ne faut pas écrire le mot uranium qui serait plus approprié), le retraitement (pas un mot du plutonium), la fabrication du combustible MOX (mais qu’est-ce donc ?), le stockage des déchets, les centrales nucléaires et leurs réacteurs.
On a bien l’impression que quelqu’un s’est quand même senti obligé de mettre cette figure mais surtout…sans explication. Le lecteur est frustré et peiné.
La Partie 4, « La consommation d’énergie par forme d’énergie en France » ne dit pas un mot de l’uranium, ce qui n’est pas anormal puisqu’il traite des consommations finales dont l’électricité, mais on remarque cependant, dans le tableau de la page 63 intitulé « Les objectifs de réduction de la consommation d’énergie en France » qu’il mentionne bien la réduction de la consommation primaire d’énergies fossiles de -20% en 2023 et -35% en 2028 dans le nouveau projet de PPE (Programmation pluriannuelle de l’énergie) présenté par le gouvernement en novembre 2018 mais « oublie » la réduction de 75% à 50% en 2035 (c’était 2025 dans la loi de 2015) de la part de la production d’origine nucléaire dans la production totale d’électricité.
Comme c’est curieux…
La Partie 5, « La consommation d’énergie par secteur en France » est très intéressante, sans remarque particulière du lecteur.
La Partie 6 traite des émissions de CO2 dues à la consommation d’énergie, en fait seulement celles de la combustion d’énergie fossile. Dans la mesure où c’est le seul critère environnemental choisi, cela évite de parler des rejets et déchets radioactifs et du risque d’accident grave ou majeur.
La Partie 7 présente le bilan énergétique des départements d’outre-mer, dénués d’utilisation de l’uranium.
Enfin, dans le diagramme de Sankey de visualisation du bilan dans le chapitre « Données clés », colonne des ressources primaires, après le charbon, le pétrole et le gaz naturel, ce n’est pas l’uranium qui figure, pourtant source primaire : sous l’intitulé « Production nucléaire », la quantité de la chaleur produite dans les réacteurs nucléaires figure bien mais devrait correspondre à la dénomination « uranium » et non « Production nucléaire ».
On trouve la même dénomination « Nucléaire » au lieu de « Uranium » dans les bilans physiques présentés en annexe à partir de la page 113. Même absence dans les bilans monétaires par énergie (page 140).
Quel dommage qu’un rapport aussi intéressant et complet sur bien des points et qui devrait être une référence, soit gâché de la sorte. La « transparence » si vantée de nos jours, exige que le CGDD présente le système de production de l’électricité d’origine nucléaire dans son ensemble, au même titre que les énergies fossiles et les énergies renouvelables.
C’est le vœu du lecteur attentif qui a inspiré cette note.