Défauts de soudure de l’EPR de Flamanville : « La dérive de trop »

, par   Yves Marignac

Directeur de WISE-Paris, agence indépendante d’information, d’étude et de conseil sur le nucléaire et les politiques énergétiques, expert auprès de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et membre de l’association Global Chance, Yves Marignac revient la “découverte” de défauts de soudures sur le circuit secondaire de l’EPR en cours de construction à Flamanville, dernière affaire en date pour un chantier qui n’a cessé depuis son lancement en 2007 d’accumuler déboires et malfaçons...

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DÉFAUTS DE SOUDURE DE L’EPR DE FLAMANVILLE :
« LA DÉRIVE DE TROP »

Yves Marignac (interview), LeParisien.fr, jeudi 25 avril 2019

L’expert indépendant sur le nucléaire, Yves Marignac, conseiller auprès de différentes institutions comme l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), juge très inquiétante la récente annonce de nouveaux problèmes de soudure sur le chantier de Flamanville (Manche).

Yves Marignac est directeur de Wise Paris, cabinet de conseil indépendant sur les questions nucléaires. Pour ce conseiller auprès de différentes institutions comme l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) ou l’Agence de l’énergie nucléaire (AEN), les soudures de l’EPR Flamanville (Manche) représentent le problème de trop, pour une industrie nucléaire qu’il juge « à la dérive ».

EDF a annoncé le 11 avril de nouveaux retards, donc de nouveaux surcoûts, pour le réacteur EPR de Flamanville. Verra-t-on ce chantier aboutir un jour ?

La question se pose plus que jamais. Les défauts de soudure diagnostiqués sur le circuit secondaire évacuant la vapeur vers la turbine, c’est définitivement la dérive de trop. D’autant que ce n’est pas un problème isolé. Il survient après plus d’une décennie de retards, de malfaçons et de négligences dans la conception et la surveillance.

Cela illustre les dérives de cette industrie tout entière. EDF s’est plusieurs fois raccrochée miraculeusement aux branches, cherchant à chaque fois à démontrer que les erreurs grossières de qualité n’auraient pas d’incidence sur la sûreté. Et on laissait faire. Mais cette fois, le problème de qualité est tel que ça ne peut plus passer.

L’ASN rendra son avis probablement dans les semaines qui viennent mais le gendarme du nucléaire devrait en toute logique exiger de refaire complètement les soudures, et en particulier les huit soudures les plus problématiques.

Comment en est-on arrivé là ?

Certes, l’EPR est le réacteur le plus complexe jamais construit. À ce titre, il présente forcément des difficultés liées à sa taille, ainsi qu’à l’empilement des dispositions et des redondances de sûreté. Mais il est également marqué par toute une série de péchés originels qui ont placé le ver dans le fruit.

À commencer par le lancement du chantier en 2007, alors même que le design détaillé n’était pas encore terminé. Et puis les coûts et les délais annoncés à l’époque, 3,3 milliards d’euros pour une mise en service en 2012, n’avaient aucun sens. Tout le monde le savait. Sans parler de la cuve du réacteur, victime d’une terrible malfaçon à l’usine qui l’a forgée, Creusot Forge, à l’époque propriété d’Areva. Les problèmes de toutes sortes n’ont fait que s’accumuler tout au long du chantier.

Le problème des soudures aurait-il pu être évité ?

Ce qui aurait pu être évité en tout cas, c’est que ce problème ne remette en cause tout le projet. Jamais des soudures aussi cruciales pour la sûreté n’auraient dû être mises en place de cette façon, dans un endroit où elles seraient aussi difficiles à réparer. Il fallait soit attendre de confirmer la qualité des soudures avant de les mettre en place, soit prévoir un dispositif d’intervention qui n’obligeait pas à démonter, voire détruire la structure autour. C’est un non-sens. Est-ce que cela participe d’une stratégie du « fait accompli » ?

Nous ne sommes en tout cas pas là face à une simple défaillance de contrôle ou de savoir-faire. Systématiquement, les erreurs ont été pointées une fois que le matériel - cuve, béton ou circuits de refroidissement - avait été installé. Alors qu’ils étaient connus en amont. Concrètement dans le cas des soudures, les fabrications ont commencé en 2012. Les premières alertes ont été vues en 2013. Mais l’information n’est officiellement remontée du sous-traitant vers EDF qu’en 2015. Puis vers l’ASN en 2017.

Entre-temps, tout avait été installé. Comment penser que personne n’a rien vu ? Que les acteurs de ce dossier n’ont pas tout simplement laissé faire ? Dans l’espoir sans doute d’atteindre un point de non-retour, afin d’expliquer après que c’était trop tard, que ça coûterait trop cher, et que donc il valait mieux tout laisser en l’état. C’est a minima une « fraude par omission ».

Mais surtout, cela démontre un dysfonctionnement général du système. Avec une Autorité de sûreté nucléaire (ASN) incapable d’imposer une bonne conduite. Les soudures de Flamanville doivent signer le réveil et la prise de conscience de la filière nucléaire par rapport à ses dérives, ses dénis et sa fuite en avant.

L’EPR de Flamanville n’est pour l’heure qu’un immense chantier de béton, sans combustible nucléaire sur place. Mais sera-t-il fiable à la fin ?

Sur le papier, l’EPR est un réacteur sûr. Plus sûr en tout cas que les réacteurs actuels. Mais compte tenu de l’état du chantier aujourd’hui, et de l’absence de vérifications systématiques dignes de ce nom, le risque qu’il existe d’autres problèmes de qualité importants pour la sûreté, et qui n’auraient pas été détectés, est réel.

Dans ces conditions, il est très problématique de mener ce chantier à son terme. Ce que n’accepteront évidemment jamais les dirigeants d’EDF. C’est la fameuse phrase de Jean-Bernard Lévy (NDLR : PDG d’EDF) : « Si je devais utiliser une image pour décrire notre situation, ce serait celle d’un cycliste qui, pour ne pas tomber, ne doit pas s’arrêter de pédaler. » Un chantage terrifiant, alors que construire de nouveaux réacteurs ne semble plus à la portée du groupe, industriellement et économiquement.

L’industrie nucléaire française se targue pourtant d’être l’une des meilleures au monde. Doit-on désormais en douter ?

Comment parler encore, au vu de cette crise de compétence, du nucléaire français comme d’un fleuron de notre industrie ? Elle a sans doute été un modèle pendant un certain temps. Dans les années 1970 et 1980, un industriel unique en charge du nucléaire, avec un parc standardisé [NDLR : les 58 réacteurs réunis dans 19 centrales reposent tous sur la même technologie à eau pressurisée], était plutôt une bonne chose.

Mais à partir du moment où EDF est devenu une entreprise qui n’est plus le simple bras armé de la politique énergétique de l’État, mais une entreprise à la logique concurrentielle et court-termiste comme les autres, le contexte est complètement différent.

Pourtant ses dirigeants restent aveugles à la révolution que vit le monde de l’énergie. Et ils se trompent lourdement. C’est un peu comme si on continuait à vanter le Minitel dans le monde des Télécoms. Il faut faire le deuil de cette idée que le nucléaire, c’est la grandeur française. Les temps ont changé et l’avenir ne sera pas une simple reconduction du passé.

L’activité nucléaire d’EDF doit-elle être renationalisée, comme l’envisage sa future réorganisation ?

Après des années d’inaction, cette issue me semble inévitable avec un parc nucléaire vieillissant. Cela va rapidement générer des charges considérables. EDF sera en l’état incapable de faire face aux gigantesques bouleversements à venir.

Mais nationaliser pour quoi faire ? Pour recapitaliser, réguler et permettre ainsi la construction de nouveaux réacteurs, et poursuivre cette fuite en avant ? Un nouveau parc nucléaire ne pourra pas être rentable. Reconduire un tel outil de production constituera donc un choix politique qu’il faudra assumer. Un jour, les consommateurs et les contribuables demanderont forcément des comptes.

Propos recueillis par Erwan Benezet

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