« Le potentiel de danger à La Hague est sans équivalent »

, par   Yves Marignac

Plus de 15 ans après la publication par WISE-Paris d’une étude inquiétante sur les conséquences d’une attaque terroriste contre l’usine de retraitement de déchets d’Areva, qui “abrite” la plus forte concentration de matière radioactive en Europe, le potentiel de danger à La Hague est – avec l’usine de retraitement de Sellafield en Grande-Bretagne, où le risque est similaire – sans commune mesure avec tout ce que l’on connaît en France et en Europe...


Sur cette page :
Yves Marignac (interview) : « Le potentiel de danger à La Hague est sans équivalent »
WISE-Paris, 2001 : Les installations nucléaires exposées au risque de chute d’avion
À voir... et à méditer : Into Eternity / Quand l’Église se mêle de Bure
Pour aller plus loin : Changer de paradigme... | Les Dossiers de Global-Chance.org

« LE POTENTIEL DE DANGER À LA HAGUE EST SANS ÉQUIVALENT »

Yves Marignac (interview), Libération, mercredi 29 mars 2017

Yves Marignac est expert indépendant et spécialiste « critique » du nucléaire. Il dirige le cabinet d’étude WISE-Paris et avait rédigé une étude inquiétante sur les conséquences d’une attaque terroriste contre l’usine de retraitement de déchets d’Areva.

Libération mettait le sujet à sa Une ce mardi 28 mars : le projet de stockage géologique profond Cigéo mené à Bure, dans la Meuse, par l’Agence de gestion des déchets radioactifs (Andra), est censé apporter un jour une réponse définitive et vertigineuse à la question du devenir des déchets les plus dangereux produits par l’industrie de l’atome.

En attendant, ces déchets haute et moyenne activité sont entreposés à La Hague, près de Cherbourg. L’usine de retraitement d’Areva abrite aussi dans ses piscines de refroidissement l’équivalent, en combustible usé, d’une centaine de « cœurs » nucléaires. Soit le double de ce qui est « chargé » dans les 58 réacteurs français et la plus forte concentration de matière radioactive en Europe… Une situation qui n’inquiète pas que les antinucléaires. Une étude de WISE-Paris avait montré, après le 11 septembre 2001, que la chute d’un avion de ligne sur ce site aurait des conséquences inimaginables. Seize ans après la situation n’a pas changé. Explications avec son auteur, Yves Marignac.

Vous avez alerté dès 2001 sur l’énorme risque que ferait peser l’usine de La Hague sur les populations en cas d’accident majeur ou d’attaque terroriste de type 11 Septembre…

Oui, avec le directeur de l’époque, Mycle Schneider, nous avions calculé qu’un gros porteur chargé de kérosène qui s’écraserait sur l’une des piscines causerait une catastrophe nucléaire civile sans précédent. Une telle quantité d’énergie cinétique et thermique concentrée en un point critique sur un stock de combustible usé sans équivalent – il y a à la Hague plus d’une centaine de cœurs de réacteurs – provoquerait un relâchement de Cesium 137 largement plus élevé que celui de Tchernobyl… Nous avions dit que ce pourrait être jusqu’à 66 fois en nous basant sur l’hypothèse haute du gendarme nucléaire américain, la US NRC. La contre-expertise de l’IRSN a ramené notre estimation à 10% du Cesium… mais cela fait quand même plus de 6 fois Tchernobyl ! Le potentiel de danger à La Hague est sans équivalent, sans commune mesure avec tout ce que l’on connaît en France et en Europe, si l’on met de côté l’usine de retraitement de Sellafield en Grande-Bretagne, où le risque est similaire.

Que faudrait-il faire pour sécuriser La Hague, sachant que les toits des piscines sont de simples structures d’acier ?

La Hague pour moi, c’est la priorité d’action en termes de maîtrise des risques nucléaires en France, un problème beaucoup plus urgent que la question du stockage profond à Cigéo, qui focalise les efforts de l’État et de l’industrie et cristallise l’opposition des antinucléaires. Il semble aberrant que l’ASN n’ait pas demandé une sécurisation de l’entreposage des combustibles usés depuis le 11 septembre 2001. Mais le gendarme du nucléaire n’est compétent que sur les questions de sûreté, pas sur la sécurité des installations face à une attaque. C’est aux pouvoirs publics de réagir. L’urgence est globalement à un entreposage des déchets les plus radioactifs suffisamment robuste et pérenne pour se donner le temps de décider si la solution Cigéo de stockage géologique est la bonne. Il faut bunkériser pour se donner du temps.

Au-delà, peut-on, faut-il fermer La Hague ?

Indépendamment du débat sur la sortie du nucléaire et de l’orientation de transition énergétique, il faut s’interroger sur la raison d’être de La Hague : le retraitement du combustible. Continuer l’exploitation, c’est une fuite en avant délirante : l’usine est saturée avec plus de 10 000 tonnes de combustible dans ses piscines, et ses équipements vieillissants demandent des réinvestissements massifs. À la demande de l’ASN, EDF travaille d’ailleurs actuellement à une solution de piscine centralisée et renforcée pour faire refroidir le combustible de ses réacteurs dans de meilleures conditions de sûreté. Mais fermer un complexe industriel comme La Hague s’anticipe, et aucun gouvernement n’a osé s’y attaquer jusqu’à présent : La Hague c’est plus de 5000 emplois directs et cela fait vivre toute la région…

Le projet Cigéo qui consiste à stocker les déchets 500 m sous terre est-il une meilleure alternative à l’entreposage en surface à La Hague ?

En matière de sûreté et de principe de précaution, je dirai qu’à long terme le stockage profond à Cigéo est la moins mauvaise solution envisagée aujourd’hui pour gérer le problème des déchets radioactifs. Parce que l’objectif de sûreté passive est fondamental à l’échelle de plusieurs siècles. Mais l’urgence est à la sécurisation des entreposages actuels à La Hague et Marcoule. Après il y a des problèmes éthiques et philosophiques dont nous devons discuter : que va-t-on infliger à la planète en enfouissant nos déchets radioactifs ? Que va-t-on léguer aux générations futures ?

Cette discussion n’a pas eu lieu, on a laissé les experts décider que la meilleure solution serait le stockage géologique, ce qui est possible sur le plan technique mais pas forcément vrai sur le plan éthique. Le plus gros problème de Cigéo c’est celui du lâcher prise : le stockage géologique est impossible à contrôler sur des durées aussi longues, 10 000 ans, 100 000 ans… Il faudrait pouvoir se projeter dans une situation d’oubli, accepter un « Safe Terminus », une situation terminale sûre, où le site serait abandonné, fermé et définitivement scellé – où l’on renoncera à la réversibilité. Le plus gros risque de Cigéo c’est peut-être de prévoir d’oublier mais de ne pas s’y résoudre… Il y a une phrase clé dans le film Into Eternity qui résume bien le dilemme : « Surtout, se souvenir d’oublier. »

Propos recueillis par Jean-Christophe Féraud

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WISE-Paris Briefing 2001 :
LES INSTALLATIONS NUCLÉAIRES
EXPOSÉES AU RISQUE DE CHUTE D’AVION

Xavier Coeytaux, Yacine Faïd, Yves Marignac & Mycle Schneider, WISE-Paris, Briefing NRA, version 4, mercredi 26 septembre 2001, 14 pages

Ci-dessous :
Sommaire / Résumé / Téléchargement
Déclarations diverses sur la non résistance des installations contre les chutes d’avion (Annexe 1)

Sommaire

1. Résumé
2. Les nouvelles menaces
3. Les règles de sûreté applicables aux installations nucléaires françaises
La non prise en compte du risque à la conception
L’évaluation de la résistance des installations

4. Le cas des installations de l’usine de retraitement de La Hague
L’impact potentiel d’un accident type
La protection des installations de La Hague contre le risque de chute d’avion
La nécessaire révision des évaluations de sûreté

Annexes :
A1. Déclarations diverses sur la non résistance des installations contre les chutes d’avion
A2. Communiqué DSIN du 13 septembre 2001
A3. Comuniqué COGEMA du 19 septembre 2001
A4. Zone de dommages potentiels en cas d’impact sur une piscine d’entreposage à La Hague

(haut de page) (sommaire de la page) (WISE-Paris Briefing 2001)

Résumé

Les attentats du 11 septembre 2001 contre le World Trade Center et le Pentagone ont abattu aussi les procédures classiques d’évaluation du risque. Dans le cas des installations nucléaires, il apparaît clairement que l’approche internationale, résumée en France par deux Règles Fondamentales de Sûreté (RFS) applicables aux réacteurs et aux autres installations, est caduque : celle-ci se base sur un raisonnement probabiliste où un risque très grave mais très peu probable est admis comme « acceptable ».

Cette vision a conduit à ne retenir, pour le dimensionnement des installations nucléaires, que le risque de chute accidentelle d’aéronefs de petite taille, plusieurs centaines de fois moins significatifs à l’impact et moins chargés en kérosène que les avions de ligne « utilisés » par les terroristes aux États-Unis.

En dépit du ton rassurant adopté par les autorités de sûreté françaises (démenties par des experts de la sûreté en France comme par les spécialistes de l’Agence internationale de l’énergie atomique), le risque est bien celui d’un accident majeur : outre le fait que les réacteurs ne sont pas conçus pour résister à un choc de cet ordre, les experts du bâtiment s’accordent à dire qu’aucune construction d’acier et de béton ne peut être garantie contre l’impact d’un avion lourd chargé en carburant. Dans le cas de l’enceinte d’un réacteur nucléaire, ceci pourrait conduire à un scénario de relâchement de radioactivité comparable à celui de Tchernobyl.

Mais le danger le plus grand vient sans conteste des installations de retraitement de La Hague, qui concentrent un inventaire de matières radioactives qui dépasse largement celui de toutes les centrales nucléaires françaises réunies. WISE-Paris a calculé qu’un scénario d’accident grave dans une seule des piscines de refroidissement du combustible irradié à La Hague pourrait conduire à un relâchement de radioactivité dont l’impact équivaudrait à plusieurs dizaines de fois celui de l’accident de Tchernobyl.

La chute volontaire d’un avion commercial sur La Hague, hypothèse toujours jugée « improbable » par COGEMA mais devenue aujourd’hui « plausible », pourrait déboucher sur un tel scénario. Pas plus que les réacteurs et peut-être moins encore, les installations de La Hague ne sont dimensionnées pour résister à ce risque. L’écrasement d’un grand avion sur La Hague pourrait en outre détruire d’autres parties de l’usine telles que les stockages de déchets du retraitement de haute activité et de plus de 55 tonnes de plutonium au prix de conséquences dépassant l’imagination.

(haut de page) (sommaire de la page) (WISE-Paris Briefing 2001)

Téléchargement

Les installations nucléaires exposées au risque de chute d’avion [fichier pdf, 360 ko]
Xavier Coeytaux, Yacine Faïd, Yves Marignac & Mycle Schneider, WISE-Paris, Briefing NRA, version 4, mercredi 26 septembre 2001, 14 pages

(haut de page) (sommaire de la page) (WISE-Paris Briefing 2001)

Annexe 1
Déclarations diverses sur la non résistance des installations contre les chutes d’avion

Depuis le 11 septembre 2001, de nombreuses déclarations de responsables de la sûreté nucléaire en France ou à l’étranger, ainsi que de spécialistes du bâtiment ou de la construction, confirment que les installations nucléaires, comme toute autre construction, ne sont pas dimensionnées pour résister à la chute d’un avion commercial :

• « Aucune réglementation au monde ne permet de garantir qu’une centrale ne sera pas endommagée par une chute d’avion de grande taille ».
Jérôme Goellner, Directeur adjoint, DSIN. Cité par Les Échos, 13 septembre 2001.

• « Aucune installation classée, qu’elle soit nucléaire ou industrielle, n’est dimensionnée pour résister à l’impact d’un avion gros porteur ».
Un haut responsable de la Direction de la Prévention des Pollutions et des Risques (DPPR) du MATE. Cité par Les Échos, 13 septembre 2001.

• « Aucun bâtiment dans le monde ne pourrait résister à un impact aussi violent que celui de ces deux avions » lancés sur le World Trade Center.
Bertrand Lemoine, Directeur développement construction du Groupe Usinor. Cité par lesechos.fr, 13 septembre 2001.

• « On ne peut pas garantir qu’une enceinte de réacteur résisterait au choc d’un avion de ligne ».
Philippe Jamet, IPSN. Cité par Le Monde, 14 septembre 2001.

• « Les enceintes des réacteurs des centrales nucléaires ne résisteraient probablement pas à l’impact de la chute accidentelle ou d’origine terroriste d’un grand avion commercial car ce risque était statistiquement trop faible pour être pris en compte dans leur conception, a déclaré mercredi à l’AFP un expert de l’IPSN ».
Dépêche AFP, 12 septembre 2001.

• Lothar Hahn, directeur de la Commission allemande de sûreté des réacteurs (RSK), a déclaré qu’une attaque par avion d’une centrale nucléaire était « worst case scenario ».
Selon le Frankfurter Rundschau du 13 septembre 2001.

• « Si l’on envisage le risque d’un jumbo jet plein de carburant, il est clair que [les centrales nucléaires] n’ont pas été conçues pour résister à un tel impact ».
David Kyd, porte-parole de l’Agence internationale de l’énergie atomique, Associated Press, 17 septembre 2001.

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À VOIR... ET À MÉDITER

Into Eternity. La cachette nucléaire (film documentaire)
Michael Madsen, Magic Hours Films, 2010, durée 1h15
Une « plongée dans l’abîme du futur nucléaire » (Le Monde, 17 mai 2011)
Onkalo, Finlande. Peut-on construire un site souterrain pour stocker des déchets nucléaires hautement radioactifs et assurer son inviolabilité pendant... 100 000 ans ? Le documentaire de science-fiction est né, fascinant et vertigineux.

Le film dans sa version intégrale est disponible en ligne sur Youtube

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Quand l’Église se mêle de Bure... (à voir sur villesurterre.eu)
« Gestion des déchets radioactifs. Réflexions et questions sur les enjeux éthiques »
Rapport du groupe de travail constitué autour de Marc Stenger, évêque de Troyes et président de Pax Christi France, novembre 2012, 31 pages
Y compris un liminaire de Philippe Gueneley (évêque de Langres), Jean-Paul Mathieu (évêque de Saint-Dié), Marc Stenger (évêque de Troyes) et François Maupu (évêque de Verdun)

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Énergie, Environnement, Développement, Démocratie :
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Global Chance, mai 2011

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