Les savoirs scientifiques en temps de crise : un outil démocratique et émancipateur

, par   Jérôme Santolini
Installation artistique de Thorsten Goldberg sur le Kathleen Andrews Transit Garage à Edmonton, Alberta, Canada.
Installation artistique de Thorsten Goldberg sur le Kathleen Andrews Transit Garage à Edmonton, Alberta, Canada. Les hangars à bus abritent la flotte de bus électriques d’Edmonton.
Photo David Dodge, GreenEnergyFutures.ca

Lire l’article complet dans la revue "Silence" :

Les crises du Coronavirus ont agi comme un révélateur du profond malaise qui s’est installé dans les rapports entre sciences et société mettant en scène des savoirs mal mobilisés, de violentes controverses publiques, des comités d’experts au pouvoir obscur, et une parole scientifique de moins en moins comprise et perçue davantage comme un instrument politique que comme un dispositif cherchant à éclairer le monde dans lequel nous vivons. Cette confusion généralisée a révélé une profonde rupture entre les champs scientifique et politique, une incompréhension et une défiance de plus en plus exacerbée. Pourtant, en dépit (ou à cause) de la violence des tensions et de l’urgence de la situation, cette période a donné lieu à peu de réflexions de fond sur les origines, les causes et les mécanismes qui ont conduit à cette rupture.

Depuis près de 20 ans, Sciences Citoyennes cherche à mettre en lumière les relations entre les activités scientifiques et les décisions politiques afin de « remettre les sciences en société, en démocratie » (1). La crise sanitaire, sociale et politique que nous traversons confirme le diagnostic que nous posons depuis longtemps sur l’état de nos rapports aux savoirs. Aujourd’hui le divorce entre les dimensions du savoir et du pouvoir pose un grave danger pour l’exercice de nos démocraties.

Quels rapports sciences-politique ?

Nous proposons de décrire les rapports qui ont émergé entre sciences et politique selon trois
modalités : la Science-Instrument, la Science-Privilège, la Science-Menace.

La Science comme instrument

Pour la majorité de nos concitoyen·nes, et particulièrement pour celles et ceux engagés dans des activités politiques au sens large, les productions scientifiques sont au service de la société, avec comme rôle social celui d’éclairer la prise de décision publique. La société fait donc appel aux experts afin de produire publiquement les savoirs scientifiques qui permettront de guider au mieux les politiques publiques. Il y a dans cette représentation de la science une stricte séparation entre pouvoirs et savoirs. D’un côté l’expert dépolitisé dit la connaissance – la plus objective, neutre et vraie possible – libre de tout enjeu personnel ou politique. De l’autre, le politique ignorant pondère l’ensemble des informations afin de prendre la meilleure décision publique.

Dans ce régime de l’expertise, les problèmes sont nécessairement liés à un manque de diffusion de la culture scientifique dans l’espace public. Si les populations ne comprennent pas, n’adhèrent pas, c’est qu’elles n’ont compris ni les fondements scientifiques de la décision, ni sa nécessité politique. Cette vision élitiste considère les savoirs comme un instrument d’autorité, dont la production est réservée aux savants et l’usage aux gouvernants. Il n’est donc pas nécessaire de construire, d’éprouver, de partager collectivement les savoirs. Seuls les savants-experts ont autorité à dire la Science, seuls les gouvernants ont autorité à utiliser cette expertise pour décider et agir au nom des autres.

L’échec des politiques publiques est attribué aux populations (pourtant captives et passives) et à leur incapacité implicite à comprendre les réalités scientifiques et les enjeux politiques, et à s’y adapter. La dimension de la « responsabilité » politique est éludée pour ne devenir que l’expression d’un pouvoir sans contreparties, sans limites, et in fine sans responsabilités. Les sciences sont capturées et réduites à un objet technique au service de politiques déconnectées de la volonté et de l’expression citoyenne. Dans ce schéma de Science-Instrument, une question devrait s’imposer impérativement aux scientifiques : la Science est-elle toujours au service de l’intérêt général ?

La Science comme privilège

En opposition à cette capture de l’espace politique, les acteurs politiques marginalisés (société civile, syndicats, collectifs et associations…) revendiquent une autre forme de légitimité politique. Pas celle de la démocratie représentative (celle des urnes), mais bien celle justement de l’intérêt général. Ils s’imposent dans les périodes de crises (sociales, écologiques, systémiques etc.) comme les porteurs d’enjeux politiques auxquels les pouvoirs publics semblent incapables d’apporter analyses, réponses et solutions. En vertu de cette nécessité, ces « parties prenantes » réclament un droit à dire et à faire le politique, et cette revendication fut manifeste pendant la première crise du Covid et l’épidémie de tribunes et initiatives du « Jour d’Après ».

La légitimité politique de ces « porteurs d’enjeux » se construit aussi à travers l’autorité d’un discours scientifique. Ils ne remettent pas en cause le régime de l’expertise, ni son instrumentalisation politique. Au contraire ils s’inscrivent dans la même représentation des rapports entre sciences et politique, revendiquant une expertise propre qu’ils veulent pouvoir opposer à celle des pouvoirs publics. Pour ces collectifs, les connaissances scientifiques ne sont pas des « communs », elles ne constituent pas des savoirs ouverts et émancipateurs. Pour eux aussi, les citoyen·nes restent exclu·es du champ des connaissances : ces collectifs cherchent uniquement à les convaincre de la pertinence de leur vision du monde, en instrumentalisant, ici aussi, l’autorité d’un discours scientifique produit par leurs propres experts.

Le ou la citoyenne reste donc à l’extérieur des sphères politiques et scientifiques, conduisant naturellement à l’exacerbation de la défiance vis-à-vis des institutions et du rejet de la décision politique, et des savoirs censés porter et légitimer cette décision…

La Science comme menace

Face à cette capture des savoirs et des possibilités d’agir, la défiance devient l’ultime recours pour une grande partie de la population. La crise du Covid a montré combien le refus des savoirs imposés (contagiosité et létalité du virus, pertinence des gestes barrières, efficacité des traitements…) était associé au rejet des institutions scientifiques et politiques, rejet que de nombreux acteurs ont instrumentalisé (dans un sens ou dans l’autre) pour pousser leur propre agenda politique ou narcissique. L’objet « Savoirs », que la communauté scientifique a mis plusieurs siècles à élaborer et installer au cœur de nos sociétés, est devenu un objet périmé, rapidement remplacé par une culture du « Free Speech », de la post-vérité, qui pose que tout discours se vaut.
Ces dérives « anti-science », difficilement justifiables politiquement, laissent surtout dans l’ombre le principal problème, celui de la confiscation des savoirs. Ce ne sont pas les savoirs sur la pandémie qui ont été rejetés mais bien l’usage politique qui en a été fait.
Cette vision des savoirs comme instrument politique, comme privilège social ou comme menace autoritariste, a déformé l’image que nous avons de la nature des savoirs et favorisé une interprétation trompeuse de leur rôle social.
Repenser le pacte social

Comment expliquer, après plusieurs siècles de destin partagé, que nous acceptions d’entretenir collectivement un rapport aussi aliéné aux sciences ? Comment se fait-il que les savoirs soient devenus des instruments de contrôle social et non des outils d’émancipation politique ?
Nous pensons que ce malentendu est lié à une frontière artificielle entre le domaine de la connaissance scientifique et celui de la vie sociale, à l’opacité croissante qui a recouvert les liens entre sciences et politique. Nous laissons prospérer la croyance que les champs politiques et scientifiques doivent être autonomes, séparant artificiellement l’espace de la délibération politique de celui du débat scientifique. Cette apparente « autonomie » du champ scientifique confère à son discours une neutralité artificielle et contribue à garantir son objectivité. Cela en fait une autorité « hors-sol » qui est à la base du contrat implicite qui lie la communauté scientifique et la puissance publique depuis des siècles : en échange d’une franchise intellectuelle, d’une autonomie de pratiques et d’un soutien financier, l’institution scientifique apporte à la puissance publique une puissance technique incomparable et une indispensable autorité morale/politique. Le socle de cette construction sociale des sciences est de maintenir séparés aux yeux de tous – dans un tour de passe-passe – l’ordre du savoir et du celui du pouvoir alors qu’ils sont profondément et indissociablement liés.
Ce contrat tacite a un prix que nous sommes en train de payer. Celui de l’exclusion de la grande majorité des humains du monde de la connaissance : exclus de la production des savoirs, exclus du débat sur leur usage, exclus de leur utilisation, nous sommes réduits au statut de consommateur passif de gadgets technologiques ou à celui d’administré soumis à l’autorité de lois/prescriptions auxquelles il nous est demandé d’obéir sans les comprendre, ni pouvoir les éprouver.
La communauté scientifique questionne aujourd’hui la position sociale qu’elle occupe et ne semble plus maîtriser les termes du contrat tacite qui la liait à la puissance publique et se retrouve aujourd’hui face à une volonté assumée de contrôle et de déstructuration du monde scientifique par les pouvoirs publics, de capture et d’instrumentalisation des discours et de l’autorité scientifiques. (3) Il n’est aujourd’hui plus loisible de croire au mythe d’une science neutre, objective et utile à nos sociétés. Les savoirs ne sont pas des objets évanescents, hors du temps et hors sol, mais ils s’inscrivent dans l’histoire et les valeurs de nos sociétés et doivent y retourner. Il y a urgence aujourd’hui pour la communauté scientifique de clarifier les relations complexes et hybrides entre les champs scientifiques et politiques et de repenser le pacte social par lequel elle se lie au destin de notre société.
Cette refondation d’un pacte social devra réaffirmer que les connaissances et savoirs sont des biens communs de l’humanité au service de l’intérêt général. Elle devra permettre aux citoyens de se réapproprier les clefs d’une connaissance vivante et active au service de son émancipation politique. Il s’agit de retrouver, au travers des sciences, les pratiques vivantes de la démocratie.

Quelle place pour les sciences en démocratie ?

Il ne s’agit pas de nier la spécificité des savoirs scientifiques, ni de repenser les valeurs et éthiques des sciences. L’heure n’est pas à transformer les pratiques et l’organisation de la communauté scientifique, mais à questionner radicalement la position et le rôle des savoirs scientifiques dans nos sociétés. Rappelons-le :
• Les savoirs ne sont pas des objets hors-sol, neutres, dont l’autonomie garantirait l’objectivité et le meilleur usage social possible. Ils s’inscrivent profondément dans les représentations de nos sociétés et participent pleinement aux enjeux et tensions politiques qui les sous-tendent.
• Les savoirs ne sont pas un instrument d’autorité visant à obtenir l’adhésion des citoyens à des projets politiques auxquels ils n’ont pas été associés, qu’ils soient portés par des institutions publiques, des intérêts industriels ou des collectifs d’associations.
• Les savoirs ne sont pas un privilège réservé à une communauté de savants. La connaissance est un bien commun et il revient à chacun d’entre nous de définir les savoirs dont nous avons besoin, de participer à leur production et de décider des modalités de leurs usages.
Tant que le rapport étroit entre savoir et pouvoir sera laissé dans l’ombre, tant que les savoirs scientifiques resteront considérés comme des entités sans enjeux sociaux ni politiques, on ne pourra pas réconcilier sciences et société. Pour remettre les savoirs au cœur de la démocratie, il faut avant tout faire la lumière sur les interactions concrètes entre les champs sociaux, politiques et scientifiques, éclairer les conditions de production des savoirs, rendre publique et mettre en débat la dimension sociale et politique des savoirs.
Il nous faut urgemment transformer les savoirs en « commun » qui ne soit pas réservé à une minorité mais qui s’installe au cœur des pratiques et usages de tou·tes et de chacun·e. Définir les savoirs comme bien commun, c’est leur (re)donner leur fonction originelle : celle d’instruments d’émancipation et d’ouverture au monde. Ces savoirs conviviaux, en prise avec le monde, inscrits dans les problématiques sociales et environnementales contemporaines, disponibles et mobilisables par chacun d’entre nous, ces savoirs vivants sont une ressource essentielle pour que nous puissions faire face, individuellement et collectivement, aux crises systémiques que nous allons devoir bientôt affronter.

Jérôme Santolini, chercheur en biochimie, engagé dans les problématiques de santé environnementale et administrateur de Sciences citoyennes.

(1) Voir Sciences Citoyennes, « Manifeste pour une recherche scientifique responsable », sur https://sciencescitoyennes.org.
(2) Le mot « Science » ici correspond à l’Institution scientifique et inclut la communauté scientifique, les dispositifs techniques et sociaux associés à l’institution, les différentes formes de connaissances/savoirs, en gros tout ce qui s’identifie comme ressortant de l’activité scientifique.
(3) C’est le sens en France de la dernière loi de programmation de la recherche qui a porté un coup inédit et d’une violence rare aux libertés académiques et à l’autonomie du monde de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche.