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• Laurence Tubiana : « Opposer climat et “gilets jaunes” est une folie »
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« OPPOSER CLIMAT ET “GILETS JAUNES” EST UNE FOLIE »
Laurence Tubiana (interview), Le Monde, samedi 8 décembre 2018
Pour l’ex-ambassadrice climat de la France, la fiscalité carbone « doit se faire dans le cadre d’une réforme fiscale globale, avec des mesures d’accompagnement des citoyens ».
Elle avait été nommée « championne pour le climat » en 2016 par Laurent Fabius, l’ancien président de la COP21 de Paris. Laurence Tubiana, aujourd’hui à la tête de la Fondation européenne pour le climat et membre du tout nouveau Haut Conseil pour le climat, a présidé les débats sur la transition énergétique en 2013. Alors que le mouvement des « gilets jaunes » ne faiblit pas, elle estime que la fiscalité carbone « doit se faire dans le cadre d’une réforme fiscale globale ».
Comment réagissez-vous au mouvement des « gilets jaunes » ?
Ce mouvement démontre que l’on ne peut pas aller vers la transition énergétique sans qu’elle soit équitable. Cela ne sert à rien d’adopter des grands plans pour le climat, d’avancer des chiffres de réduction des émissions, sans une compréhension, une adhésion et une appropriation des citoyens.
Je suis indignée par une présentation biaisée que l’on fait des citoyens français, qui privilégieraient leur pouvoir d’achat contre la politique environnementale. Cette opposition est récupérée par certains partis, populistes, qui affirment que le climat est une préoccupation des riches contre le peuple. C’est faux : qu’on le veuille ou non, le changement climatique va tous nous affecter, et d’une manière plus aiguë pour ceux qui sont le moins bien lotis.
Que pensez-vous des annonces du gouvernement d’annuler la hausse de la taxe carbone ?
Il fallait le faire mais cette réponse d’urgence ne suffit pas. Sur la transition énergétique, le gouvernement n’a pas fait le fameux « en même temps » : il a augmenté des taxes qui pèsent, par nature, davantage sur les ménages les plus pauvres, sans assurer un accompagnement suffisant et une juste répartition des efforts. Les « gilets jaunes » ont raison de souligner que les plus gros pollueurs ne sont pas taxés au même niveau, notamment le transport aérien et maritime.
Il faut lancer un grand débat et remettre tout le dispositif à plat afin de placer la question de la justice sociale au centre de la transition énergétique. Sinon, il y existe toujours une double peine : les citoyens les moins aisés sont ceux qui supportent les plus grandes conséquences de la dégradation de l’environnement (pollution, réchauffement) et paient le plus pour y faire face, notamment dans les transports et les logements. La fiscalité carbone, pour être juste et perçue comme telle, doit se faire dans le cadre d’une réforme fiscale globale, avec des mesures d’accompagnement.
Quelles devraient être ces mesures d’accompagnement ?
Sur la question essentielle de la rénovation des bâtiments, on va trop lentement : il faudrait rénover 500 000 à 700 000 logements par an, or on dépasse à peine les 250 000. Nous devons également, avec les collectivités locales, trouver des solutions de transports plus propres. Il faut une discussion avec les constructeurs pour mettre sur le marché des voitures propres. Jusqu’à présent, pour des raisons de budget notamment, ces mesures n’ont pas été suffisantes, ni assez ciblées sur les ménages les plus modestes. Enfin, ces dispositions ne peuvent pas venir uniquement de Paris : elles doivent être issues d’une consultation avec les collectivités locales, les syndicats, les associations et l’ensemble des citoyens.
La France doit-elle malgré tout continuer à augmenter le prix du carbone pour limiter ses émissions ?
Il faudra continuer à augmenter le prix du carbone, mais cette hausse doit être accompagnée de mesures pour que les citoyens aient les moyens d’ajuster leur comportement. Sans accompagnement, le signal prix ne sert à rien. Il est utile pour pousser le secteur industriel à augmenter l’efficacité énergétique de sa production ou trouver de nouvelles solutions techniques. Mais cela ne marche pas pour les consommateurs : lorsqu’ils n’ont pas les moyens de changer, ils vont forcément s’opposer à la taxe carbone. Tout faire reposer sur le prix du carbone est une vraie folie.
Environ 70 pays ont mis en place un prix du carbone ou projettent de le faire. Comment y sont-ils parvenus ?
C’est toujours une mesure difficile à mettre en œuvre, pour qu’elle soit acceptée par les citoyens mais aussi en raison des lobbys. Lorsque la Suède a mis en place sa taxe carbone, en 1991, après un long processus de discussion nationale, elle l’a fait dans le cadre d’une réforme globale de la fiscalité, qui prévoyait aussi une baisse de l’impôt sur le revenu et sur les sociétés. Cette taxe est aujourd’hui à 120 euros la tonne, soit près du triple de la contribution climat énergie française.
Le Royaume-Uni, de son côté, a mis en place, en 2001, une taxe carbone sur les fournitures d’énergies, qui ne touche pas les particuliers mais l’industrie, l’agriculture, les commerces et les services, sauf les très petites entreprises. Elle est accompagnée d’un dispositif de « contrôle des prélèvements » pour plafonner l’impact des mesures écologiques et sociales sur la facture des ménages. Les sommes allouées tournent autour de 10 milliards d’euros par an, à comparer avec le milliard d’euros prévu l’an prochain pour le chèque énergie français.
Le recul du gouvernement peut-il peser sur l’image de la France et sur les négociations climatiques lors de la COP24 ?
Il faut faire très attention à la manière dont on interprète cette crise car on a besoin d’un leadership français. Il ne faut pas laisser les pays qui bloquent les négociations, comme les États-Unis et leur président Donald Trump, utiliser la situation française pour dire que l’accord de Paris affame les gens. Nous devons montrer que l’on peut aller vers une économie bas carbone qui crée des emplois et qui est socialement juste.
Propos recueillis par Audrey Garric
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