Pourquoi le méthane est-il sous-estimé dans la lutte contre le changement de climat ?

, par   Benjamin Dessus

Dès le début des années 80, les climatologues pointaient l’importance des émissions de méthane dans l’augmentation de l’effet de serre associée aux activités humaines. Mais les règles de prise en compte de ce gaz décidées à Kyoto ont conduit à sous estimer son importance dans la lutte contre le réchauffement. Petite histoire de cette prise en compte.

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Benjamin Dessus : Pourquoi le méthane est-il sous-estimé dans la lutte contre le changement de climat ?
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POURQUOI LE MÉTHANE EST-IL SOUS-ESTIMÉ
DANS LA LUTTE CONTRE LE CHANGEMENT DE CLIMAT ?

Benjamin Dessus, Le Club Mediapart, samedi 6 avril 2019

Dès le début des années 80, les climatologues pointent l’importance des émissions de méthane dans l’augmentation de l’effet de serre associée aux activités humaines. Il est dès ce moment considéré comme le deuxième responsable de cette augmentation, même s’il reste loin derrière le CO2.

Mais les caractéristiques particulières de ce gaz rendent déjà ambigu le message sur ses effets dans le contexte de l’époque où les craintes d’un changement climatique significatif (encore très contesté) apparaissent de toutes façons comme une perspective de long terme, vers ou au delà de 2100.

Le CH4 en effet présente une durée de vie dans l’atmosphère beaucoup plus courte (une douzaine d’années (1) ) que celle du CO2 (largement plus de 100 ans). Au terme de réactions complexes, il se transforme en effet en différents gaz (vapeur d’eau, ozone, CO2), qui sont eux-mêmes à l’origine du réchauffement climatique. En revanche, son pouvoir radiatif (la variation du forçage radiatif (2) lorsque l’on augmente la quantité de ce gaz dans l’atmosphère) est 120 fois plus élevé que celui du CO2.

Pas de problème pour les climatologues qui établissent leurs prévisions climatiques à une date donnée à partir des pouvoirs radiatifs de chacun des gaz à effet de serre et de scénarios d’évolution de leurs concentrations dans l’atmosphère (3).

Par contre, dès qu’il s’agit pour la communauté internationale d’agir concrètement pour lutter contre le réchauffement climatique comme le préconise en 1992 la Conférence de Rio, se pose la question du poids relatif à donner à l’action de réduction des différents gaz responsables du réchauffement.

Les débats de l’époque portaient principalement sur le choix entre deux méthodes : traduire les engagements des pays par l’imposition de trajectoires de réduction d’émissions des GES à un horizon donné (une obligation de résultats), ou par la mise en place de taxes ou de réglementations suffisantes pour espérer obtenir le même résultat (une obligation de moyens).

Mais dans les deux cas, se pose la question d’établir une « équivalence » des effets des différents gaz sur le climat, si l’on veut éviter d’imposer des trajectoires de réduction spécifiques à chacun des GES, une idée fortement combattue par de nombreux économistes de cette décennie imprégnée des idées néolibérales, convaincus des vertus irremplaçables du marché et/ou des « effets prix » pour résoudre tous les problèmes d’environnement.

Les climatologues ont tenté d’apporter une réponse à cette question en définissant un indicateur baptisé « Potentiel de réchauffement global » (PRG) qui représente l’impact sur le climat, à un horizon déterminé, de l’émission ponctuelle d’une tonne d’un gaz à effet de serre par rapport à celui de l’émission d’une tonne de CO2 à la même date. L’émission d’une tonne d’un gaz à effet de serre autre que le CO2 sera ainsi comptabilisée en tCO2eq par la valeur du PRG de ce gaz à cet horizon. On dira ainsi que 1 tonne de N2O « vaut », en terme d’impact sur le climat, 293 tonnes de CO2, soit 293 tCO2eq de CO2 à l’horizon de 100 ans puisque son PRG est de 293 à cet horizon.

Mais s’il est assez simple de fixer cette équivalence qui restera très voisine du rapport de du pouvoir radiatif d’un gaz comme le N2O par rapport au CO2 au cours du temps parce que sa durée de durée de vie est comparable à celle du CO2, ce n’est évidemment plus le cas pour le méthane (CH4) dont la transformation chimique dans l’atmosphère est rapide, ce qui se traduit par un PRG et donc une équivalence en tCO2eq qui varie très fortement au cours du temps (un facteur 4 en 100 ans).

Néanmoins, sous la pression des économistes et des gouvernements, qui voulaient disposer d’un système simple d’équivalence entre les différents gaz, et surtout pas d’équivalences très variables dans le temps, pour fixer une taxe commune sur l’ensemble des émissions de GES ou pour mettre en route un marché du carbone avec les échanges de gaz que cela suppose, un compromis s’est dessiné.

On choisirait un horizon de 100 ans pour définir l’équivalence de chacun des gaz à effet de serre par rapport au CO2. C’est ainsi que la valeur de 21 à 100 ans a été retenue pour le PRG du méthane au moment des accords de Kyoto sur la base des connaissances scientifiques de l’époque. Et c’est sur la base de cet indicateur que se sont organisés les premiers « marchés du carbone » post Kyoto.

C’est cette métrique qui est encore en vigueur aujourd’hui, même si la valeur de référence retenue pour le PRG du méthane est passée de 21 à 25 à la fin des années 2000 pour tenir compte de l’évolution des connaissances.

Mais ce choix engendre une première conséquence : chaque année d’émission de CH4 qui passe repousse l’échéance de ses conséquences ainsi mesurées d’un an. Si les conséquences des émissions de CH4 de l’année 2000 étaient convenablement prises en compte pour l’année 2100 (100 ans plus tard), celles des émissions de 2018 sont prises en compte avec cette métrique à un horizon repoussé de 18 ans, en 2118. Cet horizon glissant engendre une sous-estimation croissante des conséquences d’émissions successives à un horizon déterminé, alors que la communauté internationale tente justement, sous l’impulsion des climatologues, de se fixer des objectifs à des horizons déterminés, 2050 ou 2100 par exemple.

Ce n’est malheureusement pas le seul biais qu’introduit cette métrique.

En effet, grâce aux derniers rapports du GIEC, la communauté mondiale a pris progressivement conscience du fait que l’augmentation de la température de l’atmosphère à laquelle on pouvait s’attendre à un horizon donné, par exemple 2100, dépendait pour l’essentiel du cumul des émissions de gaz à effet de serre entre aujourd’hui et 2100, alors qu’à la fin des années 90 la question portait plutôt sur l’objectif de « zéro émission en 2100 » sans trop de questions sur la nature de la trajectoire pour y arriver.

Il existe en effet une relation linéaire entre l’augmentation de température à un horizon donné et le cumul en tCO2eq des émissions des différents GES à cet horizon (4). C’est ainsi qu’on a vu apparaître à partir du début des années 2010 dans la littérature internationale (5) des notions comme le « budget CO2 » global maximum que l’humanité pouvait encore dépenser sans risquer de dépasser un réchauffement de n degrés, ou plus concrètement de réserves de pétrole de charbon et de gaz naturel qu’il fallait impérativement laisser dans le sol pour éviter ce dépassement. Grâce à cette notion les gouvernements et le grand public ont pris une conscience nouvelle de l’urgence de l’action : les budgets évoqués se chiffraient en effet à une ou deux décennies des émissions actuelles.

L’objectif initial d’avoir réduit les émissions de GES à une valeur déterminée en 2050 (par exemple d’un facteur 4) ou 2100 (voire à des émissions nettes (6) nulles) est ainsi remplacé par un objectif plus difficile à atteindre puisqu’il faut réduire suffisamment vite les émissions pour que leur cumul ne dépasse jamais une valeur déterminée au cours de la période considérée.

Là encore la métrique en usage pour la comptabilisation du CH4 conduit à une sous- estimation très notable du cumul des gaz à effet de serre et donc une sous-estimation du réchauffement. En affectant une équivalence fixe (actuellement 25 tCO2eq/t pour une tonne de CH4) à toutes les émissions de CH4 entre aujourd’hui et 2050 par exemple, on « oublie » que l’équivalent correct à prendre en compte du point de vue de la physique pour juger des conséquences sur le climat des émissions de 2020 est de 71 tCO2eq, pour celles de 2030 de 86 tCO2eq, pour celles de 2040 de 106 tCO2eq et pour celles de 2049 de 121 tCO2eq, comme le montre les dernières évaluations du GIEC (7).

Il est bien évident que de tels écarts ont une influence majeure sur le cumul réel des émissions de méthane en tCO2eq d’ici 2050.

On trouve une illustration saisissante de ce biais dans le cas de « la stratégie nationale bas carbone » française (SNBC) dont l’ambition est d’atteindre la neutralité carbone en 2050. La métrique actuelle conduit à une sous-estimation du cumul de GES et donc de la participation de la France au réchauffement global qui atteint 51% en 2050, culmine à 65% en 2160, avant de commencer à se résorber très lentement (8). C’est d’autant plus grave que cette comptabilisation en tCO2eq à 100 ans du CH4 fait apparaître sa contribution comme relativement marginale (7% de celui sur le CO2). Tout le monde s‘empressera donc de l’oublier.

Globalement l’idée encore largement admise par les décideurs nationaux et internationaux selon laquelle la réduction des émissions de méthane n’a ni un caractère d’urgence ni un caractère crucial est ainsi largement battue en brèche. S’abriter derrière l’argument d’une faible durée de vie du méthane pour reporter l’effort à plus tard est ignorer l’inertie considérable liée au cumul des émissions et nier l’importance relative des émissions fatales et pérennes de CH4 liées à l’agriculture (le cheptel, le riz, etc.).

Benjamin Dessus
Ingénieur et économiste
Président d’honneur de Global Chance


Notes

(1) A noter qu’une durée de vie de 12 ans ne signifie pas que le CH4 disparaît au bout de 12 ans mais que sa décroissance suit une loi en e t/12 (e= 2,7). Au bout de 12 ans il en reste 37%, au bout de 50 ans de l’ordre de 2%.

(2) Le forçage radiatif mesure la capacité d’une unité de masse d’un gaz à se réchauffer sous l’effet du rayonnement solaire et de la rémission de rayonnement vers la terre

(3) Chaque concentration est elle-même la conséquence de l’historique des émissions, des transformations chimiques et des absorptions par la nature (les puits) de chacun de ces gaz.

(4) Sur cette relation linéaire entre l’augmentation de température à un horizon donné et le cumul en tCO2eq des émissions des différents GES à cet horizon, voir :

Résumé à l’intention des décideurs, Changements climatiques 2013 : Les éléments scientifiques. Contribution du Groupe de travail I au cinquième Rapport d’évaluation du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat.

&

Le méthane, un gaz qui pèse lourd sur le climat, Benjamin Dessus, Bernard Laponche, Hervé Le Treut, La Recherche, n°529, novembre 2017, pp. 68-72.

(5) Par exemple les « Outlooks » périodiques de l’OCDE

(6) Emissions nettes=émissions – absorptions des GES par les différents puits

(7) voir par exemple Forçage radiatif et PRG du méthane dans le rapport AR5 du GIEC [fichier pdf, 11 pages, 565 Ko], Benjamin Dessus et Bernard Laponche, in « Autour de la transition énergétique : questions et débats d’actualité », Les Cahiers de Global Chance, n°35, juin 2014, pp. 64-74

(8) Cf. Le méthane, important « angle mort » de la stratégie nationale bas carbone française, Benjamin Dessus, Le Club Mediapart, mardi 19 mars 2019

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