Dérogation Fessenheim :

« Une sûreté nucléaire à deux vitesses »

, par   Yves Marignac

Autoriser l’absence de groupe générateur diesel d’ultime secours à Fessenheim I et II s’inscrirait dans « une logique de dérogation qu’aucune nécessité réelle ne justifie », tout en témoignant une nouvelle fois d’une « incapacité de plus en plus inquiétante de l’ASN à faire respecter ses décisions », et en laissant craindre, last but not least, que l’ASN autorise dans le futur « une sûreté à deux vitesses », dépendant du calendrier de fermeture présenté par EDF...

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Dérogation Fessenheim : « une sûreté nucléaire à deux vitesses » (*)
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(*) titre : rédaction de Global-Chance.org


Bâtie sur une faille sismique et en zone inondable, raccordée au réseau en 1977, Fessenheim est la plus ancienne des centrales nucléaires en service en France...

dérogation fessenheim :
« UNE SÛRETÉ NUCLÉAIRE À DEUX VITESSES »

Yves Marignac, Wise Paris, réponse à la « Consultation du public sur le projet de décision n° 2018-DC-0XXX de l’Autorité de sûreté nucléaire modifiant certaines décisions applicables à la centrale nucléaire de Fessenheim exploitée par EDF (INB n° 75) », 3 pages, lundi 5 novembre 2018

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Consultation du public sur le projet de décision n° 2018-DC-0XXX de l’Autorité de sûreté nucléaire modifiant certaines décisions applicables à la centrale nucléaire de Fessenheim exploitée par EDF (INB n° 75) - Contribution de WISE-Paris, 5 novembre 2018

Le projet de décision modifiant certaines décisions applicables à la centrale nucléaire de Fessenheim, soumis à consultation par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), repose sur une logique de dérogation qu’aucune nécessité réelle ne justifie. L’adoption en l’état de cette décision constituerait, dans la perspective des travaux envisagés pour autoriser la prolongation de durée de vie des réacteurs, un dangereux précédent.

L’ASN envisage par cette décision d’autoriser EDF à ne pas respecter une des prescriptions prises après la catastrophe de Fukushima, et pas des moindres. Cette prescription, datant de 2012, impose à EDF de mettre en place sur chacun de ses 58 réacteurs, avant le 31 décembre 2018, un moyen d’alimentation électrique supplémentaire permettant notamment d’alimenter, en cas de perte des autres alimentations électriques externes et internes, les systèmes et composants appartenant au noyau dur. La solution retenue par EDF pour répondre à cette prescription consiste à la construction, pour chaque réacteur, d’un groupe générateur diesel d’ultime secours, appelé DUS.

Cette solution, mise en œuvre avec plus ou moins de retard sur les autres réacteurs, n’a toutefois pas été retenue pour les deux réacteurs de Fessenheim, pour lesquels EDF a fait le choix de ne pas engager les travaux. Ce choix industriel était logique dans la perspective de l’époque, où l’arrêt de cette centrale devait intervenir avant l’échéance de la prescription. Cet engagement n’a pas été tenu : au contraire, la date d’arrêt de Fessenheim a depuis sans cesse été repoussée. EDF n’avait, selon une information communiquée par l’ASN à la CLIS de Fessenheim le 26 juin 2018, pas encore effectué la déclaration due au titre de la loi n°2015-992 relative à la transition énergétique due au plus tard deux ans (sauf justification particulière) avant la date prévue d’arrêt définitif, ni remis le dossier relatif à son démantèlement.

Cette déclaration aurait dû, dans la perspective d’un arrêt intervenant effectivement avant l’échéance de la prescription relative au DUS, c’est-à-dire fin 2018, être remise par EDF dès la fin de l’année 2016 : il est donc clair depuis cette époque qu’EDF n’a pas l’intention de respecter cette échéance d’arrêt. Dès lors, ces deux années auraient dû être mises à profit pour déterminer les conditions dans lesquelles EDF se conforterait à la prescription relative aux DUS. Il semble au contraire qu’aucune discussion n’ait été engagée sur cette question, conduisant à la situation de fait accompli à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui.

En effet, EDF annonce désormais son intention de poursuivre l’exploitation au delà de 2018, prévoyant de faire si possible fonctionner les deux réacteurs de l’INB n°75 jusqu’à l’échéance de leur 4ème réexamen périodique de sûreté, soit en septembre 2020 pour le réacteur n°1 et août 2022 pour le réacteur n°2. Dans cette perspective, EDF a informé l’ASN en juin dernier que l’entreprise travaillait « sur une approche plus adaptée au contexte et aux enjeux du site de Fessenheim », ce qui l’a conduite à demander le 9 octobre dernier à l’ASN d’autoriser la poursuite du fonctionnement de ces deux réacteurs sans la source d’alimentation électrique supplémentaire exigée depuis 2012.

L’ASN soumet à consultation du public un projet de décision visant effectivement à supprimer la prescription concernée, tout en demandant en contrepartie à EDF de vérifier la conformité et d’envisager un renforcement des sources électriques actuelles. Ce projet de décision est contestable pour plusieurs raisons.

1°) La première est une évidente question de principe, dans la mesure où la situation actuelle résulte d’un choix délibéré d’EDF. Retirer la prescription concernée reviendrait à accepter qu’un exploitant ne se soumette pas, au titre de considérations liées à sa stratégie industrielle ou à la politique énergétique, à des décisions de l’ASN : or celles-ci sont censées répondre à des exigences de sûreté qui doivent justement s’appliquer en toutes circonstances.

Ce renoncement témoignerait une nouvelle fois d’une incapacité de plus en plus inquiétante de l’ASN à faire respecter ses décisions. À ce titre, on ne peut que déplorer le contexte de retard généralisé sur les DUS dans lequel s’inscrit le cas spécifique de Fessenheim : EDF a en effet informé l’ASN que sur le reste du parc, les travaux avaient pris du retard et que les DUS ne seraient disponibles pour aucun des réacteurs à l’échéance fixée. L’ASN a également soumis à consultation un projet de décision visant à modifier les prescriptions pour repousser l’échéance et la faire coïncider avec les retards annoncés par l’exploitant. Ainsi, que l’exploitant rencontre des difficultés de mise en œuvre, ou qu’il décide délibérément de ne pas faire les travaux, l’ASN renonce à faire respecter ses prescriptions et les modifie pour éviter à l’exploitant de se retrouver en infraction.

2°) La décision projetée est ensuite contestable sur le fond, en ce qu’elle qualifie d’« acceptable » un état que la prescription qu’elle supprime visait précisément à modifier. L’ASN considère ainsi que la situation consistant à « ne pas réaliser une amélioration de sûreté destinée à augmenter la résistance des installations face à des situations de perte des alimentations électriques (…) n’est acceptable que si EDF renforce ses actions visant à améliorer la fiabilité des sources électriques existantes ». Or, l’objet même de la prescription conduisant à la mise en place des DUS était bien de permettre l’alimentation, « en cas de perte des autres alimentations électriques externes et internes, les systèmes et composants appartenant au noyau dur ».

L’objectif est donc de palier à toute perte des alimentations électriques existantes, à partir du constat mené dans le cadre des Évaluations complémentaires de sûreté (ECS) que cette perte ne pouvait être exclue. L’alternative acceptable à la mise en place du DUS, au sens de l’atteinte d’un niveau de sûreté équivalent, consisterait donc à amener par des améliorations les moyens d’alimentation électriques existants à un niveau d’exclusion de leur perte totale. Or ce n’est clairement pas ce qui est envisagé dans le projet de décision.

3°) On peut d‘ailleurs d’autant plus s’inquiéter de la substance des prescriptions appelant à « renforcer la fiabilité des sources électriques existantes » vis-à-vis de l’objectif porté par la prescription initiale à laquelle elles se substituent, qui visait à garantir l’alimentation du noyau dur, lorsqu’on constate le flou qui entoure celui-ci. Il est en effet très problématique de lire dans cette décision qu’EDF a écrit à l’ASN le 6 juin 2018 que « dans le contexte des tranches de Fessenheim, un noyau dur au sens de la PT ECS 1 de la décision n° 2012-DC-0284 du 26 juin 2012, complétée par la décision n° 2014-DC-0404 de l’ASN du 21 janvier 2014, même limité à la prévention du dénoyage des assemblages entreposés ou manutentionnés dans les piscines BK n’est pas envisageable ou adapté » et qu’en conséquence EDF a engagé une étude afin de déterminer la façon dont « les situations envisagées à l’issue du [retour d’expérience de] Fukushima peuvent être traitées sur la période transitoire pendant laquelle du combustible sera entreposé dans les piscines BK jusqu’à son évacuation complète ».

Cette position d’EDF semble en profonde contradiction avec les prescriptions formulées précisément par la décision n°2012-DC-0284, qui introduisait le principe du noyau dur, et la décision n°2014-DC-0404, qui en précisait les objectifs et principes et qui fixait surtout à des échéances courant du 30 juin 2014 au 31 décembre 2015, donc largement échues, la définition des dispositions retenues à Fessenheim pour assurer les fonctions du noyau dur. Au vu des affirmations d’EDF, ce n’est donc pas seulement vis-à-vis de la mise en place des DUS que les prescriptions ECS ne sont pas mises en oeuvre à Fessenheim, mais plus largement vis-à-vis du noyau dur. Le projet de décision se contente pourtant sur ce point de demander à EDF de fournir à la mi-2019 un « état des éléments du noyau dur déployés à cette date », mais surtout de justifier les « évolutions et adaptations nécessaires (…), accompagnées d’un calendrier de déploiement ». En d’autres termes, sur ce point encore, l’ASN entérine le non respect par EDF de la prescription initiale et le principe d’une dérogation tant sur le plan de dispositions palliatives que sur celui de leur délai de déploiement.

4°) La nature dérogatoire des dispositions ainsi envisagées, qu’il s’agisse du renoncement aux DUS comme du caractère incomplet voire insuffisant du noyau dur, est essentiellement justifiée par EDF, avec l’aval de l’ASN si ce projet de décision devait être adopté, par la durée relativement courte de fonctionnement qu’il reste aux deux réacteurs de Fessenheim. Cet argument ne devrait pas constituer en tant que tel une justification dérogatoire, pour plusieurs raisons. La première est qu’en l’état, aucun engagement réglementaire sur une échéance de fermeture des réacteurs n’a été pris par EDF. La seule échéance qui s’applique est celle du 4ème réexamen périodique, qui fournit à l’ASN l’opportunité de fixer des conditions relatives à la prolongation de fonctionnement au delà. La mise en œuvre pleine et entière des prescriptions relatives au noyau dur et aux DUS devrait a priori, avec d’autres dispositions relatives à la conformité, à la maîtrise du vieillissement et à d’autres renforcements, faire partie des conditions nécessaires à cette prolongation. Le projet de décision, en renonçant à ces prescriptions et en leur substituant des dispositions dérogatoires, est susceptible d’empêcher, dans le cas réglementairement possible où les projets d’EDF vis-à-vis de Fessenheim changeraient, l’application de cette condition à une éventuelle prolongation.

L’autre raison, plus technique, est que l’arrêt des réacteurs à l’échéance de 2020 ou 2022 ne marque pas la fin de la nécessité des dispositions issues des ECS, qui doivent au contraire s’appliquer également à la protection des piscines de désactivation du combustible. Or celles-ci devront a minima être exploitées plusieurs années après l’arrêt définitif des réacteurs eux-mêmes, au moins le temps nécessairement techniquement au refroidissement et à l’évacuation du combustible, voire davantage si un problème devait empêcher cette évacuation. Cette possibilité n’est pas à exclure, en regard notamment de la situation de saturation des capacités d’entreposage du combustible dans les piscines de refroidissement de La Hague.

5°) Ce projet de décision est enfin contestable pour ce qu’il annonce quant à la sûreté des réacteurs en fin de vie. Il dit ainsi que l’ASN considère acceptable qu’il ne soit pas mis en oeuvre des améliorations de sûreté prescrites pour un réacteur lorsque ce réacteur n’a plus que quelques années de fonctionnement avant sa mise à l’arrêt définitif. Cette position de l’ASN a de quoi inquiéter dans la perspective des éventuelles prolongation au delà de 40 ans des réacteurs de 900MW. En effet, EDF a prévu – et l’ASN ne s’y oppose pas – de réaliser les travaux prévus dans le cadre de ces prolongation en deux temps : un temps pendant la visite décennale, puis un deuxième temps 4 ans plus tard. Ceci signifie qu’une partie des travaux ne sera réalisée que quelques années avant les cinquante ans des réacteurs prolongés. Quelle sera la position de l’ASN lorsque, 4 ans après les VD4, EDF annoncera que les travaux prescrits ne seront pas mis en œuvre sur les réacteurs dont la poursuite du fonctionnement n’est pas envisagée au delà de cinquante ans ? Avec une telle position aujourd’hui, il est à craindre que l’ASN autorise dans le futur une sûreté à deux vitesses, dépendant du calendrier de fermeture présenté par EDF.

Wise-Paris, 5 septembre 2018

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