Maîtriser la consommation d’énergie mondiale et remplacer à l’horizon d’un demi-siècle les énergies de stock par des énergies de flux ? Rien d’impossible, à condition de changer de paradigme en passant d’un système énergétique centralisé et pyramidal à un système décentralisé et horizontal axé sur la transition énergétique. Une tribune de Bernard Laponche, publiée par Libération le vendredi 8 avril 2011.
Les produits énergétiques que nous consommons sont issus de sources d’énergie existant dans la nature, ou énergies primaires, qui appartiennent à deux grandes familles : les sources d’énergie de stock, extraites de la croûte terrestre, et les sources d’énergies de flux, les énergies renouvelables. En 2008, la consommation mondiale d’énergies primaires était de 12,2 milliards de TEP (tonne équivalent pétrole), se partageant en 87% d’énergies de stock (dont 33% pétrole, 27% charbon, 21% gaz naturel, 6% uranium) et 13% d’énergies de flux (10% biomasse, 3% hydraulique, éolien, solaire, géothermie).
Cette consommation est soumise à de multiples contraintes. Limite des réserves des énergies de stock : sur la base de la consommation annuelle actuelle, les réserves sont de deux à trois siècles pour le charbon de quelques dizaines d’années pour le pétrole, de l’ordre du demi-siècle ou un peu plus pour le gaz naturel, de quelques dizaines d’années pour l’uranium. Contrainte géopolitique : les plus grandes réserves de pétrole se situent au Moyen-Orient, zone fragile, objet des convoitises et des rivalités des grandes puissances pouvant aller jusqu’au conflit. Atteintes à l’environnement, la santé et la vie humaines : pollution de l’air et de l’eau, accidents graves (marées noires, catastrophes nucléaires, explosions dans les mines de charbon), émissions de gaz à effet de serre (CO2, méthane), déchets radioactifs. Sans parler des connivences et compromissions avec des régimes douteux, voire exécrables, afin de se procurer les matières premières énergétiques, moteurs mais aussi drogues d’une civilisation énergivore et gaspilleuse.
La vision d’une consommation mondiale d’énergie masque la réalité des inégalités entre les pays et entre les riches et les pauvres. Pour 2008, la consommation d’énergie primaire rapportée au nombre d’habitants était de 7,5 TEP pour les Etats-Unis, 3,6 TEP pour l’Union européenne, 1,6 TEP pour la Chine et 0,5 TEP pour l’Inde et l’Afrique subsaharienne.
Il est parfaitement légitime et souhaitable pour l’ensemble de l’humanité que les pays émergents et les pays pauvres connaissent un développement correspondant aux besoins de leur population. La Chine en tête, ce développement se fait actuellement en reproduisant, sous des contraintes fortes, le type de civilisation et de système énergétique des pays les plus riches. Ceux-ci (Australie, Canada, Etats-Unis, Europe des Quinze, Japon, Nouvelle-Zélande) représentent 13% de la population mondiale et 40% de la consommation mondiale d’énergie primaire, et leur consommation annuelle moyenne par habitant est de 5,3 TEP.
Au nom de quoi le reste de la planète n’aspirerait-il pas à atteindre progressivement ce même niveau de consommation ? Alors, en supposant même que les pays riches stabilisent la leur, on arriverait, quelque part dans le XXIe siècle, à une population d’environ 9 milliards, chacun consommant 5,3 TEP, soit une consommation mondiale de 48 milliards de TEP. Au vu des 12 milliards d’aujourd’hui et des contraintes que nous connaissons déjà, c’est impossible : il nous faudrait quatre planètes Terre !
Depuis le début de la révolution industrielle, les systèmes énergétiques ont été conçus et développés suivant le principe d’une production d’énergie toujours croissante, soutien indispensable à la croissance économique. Le nouveau paradigme énergétique est fondé sur le fait que l’on peut, en agissant sur les facteurs de la consommation, obtenir la satisfaction des services énergétiques (confort, déplacement, production) avec des consommations d’énergie très inférieures. Les actions sur la demande deviennent alors au moins aussi importantes que les actions sur l’offre : construction bioclimatique, rénovation énergétique des bâtiments existants, développement des modes de déplacement doux, des transports collectifs et du train, appareils électroménagers et audiovisuels plus efficaces, moteurs électriques plus performants, etc. L’expérience acquise dans les pays européens occidentaux, les travaux pionniers des économistes de Grenoble [1], le scénario Noé [2], le scénario négaWatt [3] et son triptyque (sobriété énergétique, efficacité énergétique, énergies renouvelables) et de nombreux scénarios européens et mondiaux (Amory Lovins [4], José Goldemberg [5]), montrent qu’il est parfaitement possible de réduire considérablement la consommation d’énergie dans les pays industrialisés et de remplacer progressivement les énergies de stock par des énergies de flux qui devraient couvrir les besoins à l’horizon d’un demi-siècle.
Les pays riches peuvent et doivent réduire rapidement leur consommation d’énergie par la sobriété et l’efficacité énergétiques, et l’assurer de façon croissante avec des énergies de flux renouvelables. Les pays émergents et les pays en développement pourront alors augmenter la leur sur la base de ce modèle plus sobre, plus efficace, dont le volet de l’offre sera également fondé sur une utilisation croissante des énergies de flux.
Le nouveau paradigme de la transition énergétique ne porte pas seulement sur des aspects techniques et économiques, voire de comportement, mais plus profondément sur la conception même des systèmes énergétiques. Le système centralisé et pyramidal laisse la place à une économie énergétique où le local, à l’échelle des territoires, devient prépondérant puisque c’est absolument partout (pays riches et pays pauvres, villes et milieu rural) que l’on peut développer économies d’énergie et énergies renouvelables. Et c’est d’ailleurs dans cette application locale des deux démarches, imbriquées et complémentaires, que va se réaliser la véritable transition énergétique qui sera également sociale et politique. D’un système pyramidal du producteur au consommateur (qui n’a qu’à payer sa facture), on passera à un système bâti sur le citoyen responsable, consommateur-producteur, acteur majeur de la transition énergétique, substituant un réseau horizontal et interactif au réseau de haut en bas du paradigme traditionnel.
Bernard Laponche est Polytechnicien, Docteur ès Sciences en physique des réacteurs nucléaires, expert en politiques de l’énergie et de maîtrise de l’énergie, membre de l’association Global Chance