Adaptation au changement climatique et développement

, par   Jean-Philippe Thomas

Jean-Philippe Thomas

Liaison Énergie-Francophonie, n°85, décembre 2009

Jean-Philippe THOMAS est coordinateur du programme « Énergie, Environnement, Développement » à ENDA. Depuis 1990, il est engagé dans la recherche/action intégrant la problématique des changements climatiques dans le champ de l’énergie et du développement. Antérieurement, il a été Enseignant-Chercheur en sciences économiques à l’Université Paris V–René Descartes, puis aux Universités de Paris XII et du Maine.


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Dans le champ des changements climatiques, le problème de l’adaptation s’est révélé avec une forte acuité au début des années 2000 quand on s’est aperçu que les pays émetteurs de gaz à effet de serre n’atteindraient pas leurs objectifs quantifiés de réduction tels qu’établis par le Protocole de Kyoto. Cette période correspond aux premières discussions sur l’adaptation au GIEC dans le cadre de la préparation du 3ème rapport d’évaluation (2001) avec tout un ensemble d’idées mais peu d’approche scientifique. Il devenait impérieux d’un côté, pour les pays en développement en particulier, d’axer les actions politiques sur l’adaptation [1] et, de l’autre côté, pour les pays développés, de respecter leurs engagements conventionnels, à savoir « aider les pays en développement Parties qui sont particulièrement vulnérables aux effets défavorables des changements climatiques à faire face aux coûts de l’adaptation à ces effets défavorables » (art 4.4 de la CCNUCC).

L’acuité de l’enjeu de l’adaptation a été mise en évidence, entre autres par le 4ème rapport du Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) en 2007, qui montrait que les populations les plus pauvres sont aussi les plus vulnérables aux changements climatiques, et par le rapport Stern (2007), qui démontrait l’urgence de l’adaptation et surtout, à terme, le coût de l’inaction.

Mais quid de l’adaptation en soi ? À l’instar d’A. Magnan [2], on s’aperçoit vite que mettre l’accent sur l’adaptation, c’est s’ouvrir à une problématique qui, d’un côté, dépasse la seule référence climatique et, de l’autre, est « un univers flou dont on ne maîtrise ni les logiques ni les formes ».

Le lien empirique avec le développement

Les actions, dites d’adaptation, auprès des communautés de base s’appuient très largement sur des actions de développement qui sont, pour la plupart, antérieures à la problématique du climat ; c’est, par exemple, le cas pour la lutte contre l’érosion ou la salinisation des sols [3], ou le choix d’espèces végétales plus résistantes à la sécheresse (travaux menés dans de nombreux centres de recherche agronomiques depuis des années). De même, les activités de recherche/action, en particulier avec l’expérience des plans d’action nationaux pour l’adaptation (PANA), démontrent l’inefficacité à terme d’options d’adaptation « clés en main » externes à tout processus de développement. Ce qui prime, donc, c’est le processus dans lequel s’inscrit l’action d’adaptation. On découvre d’ailleurs, en même temps, qu’il existe un risque de « maladaptation » si on n’intègre pas (mainstreaming) dès le départ l’adaptation aux changements climatiques dans les plans de développement à toutes les échelles.

Finalement, si tout le monde s’accorde sur le fait que ne pas se soucier des effets des changements climatiques peut compromettre les objectifs de développement, à l’inverse, faire de l’adaptation en dehors du développement ne serait pas durable.

Le lien avec la problématique du développement semble donc incontournable. Il inclut la manière dont les populations intègrent les changements de leur environnement et de leurs conditions climatiques, font appel aux connaissances, aux savoir-faire et expériences accumulés face à de nouvelles conditions climatiques et environnementales, ce qui n’est pas une nouveauté et ne résout que partiellement le problème. Il en ressort malgré tout une première classification (schéma ci-dessous) des actions d’adaptation qui partant (à gauche) d’actions de développement accroissant les capacités à faire face vont (à droite) jusqu’aux options qui contrent directement les impacts des changements climatiques. C’est le passage de l’adaptation proactive (ou anticipative) à l’adaptation défensive.

L’adaptation proactive est donc proche des modalités de développement puisqu’elle accroît les capacités à faire face – en d’autres termes, la résilience – aux impacts du changement climatique, d’où la priorité donnée au développement.

Une première interrogation s’impose : pourquoi les pays en développement sont-ils vulnérables ?

C’est devenu un lieu commun de souligner que la plupart des modèles sur lesquels fonctionnent les rapports nationaux et internationaux ont démontré leur incapacité à produire un progrès social profitable au plus grand nombre. Il s’agit donc, en premier lieu, d’analyser en profondeur les causes (plus que les conséquences) de cette vulnérabilité intrinsèque (sous toutes les formes) qui caractérise les pays en développement et qui se manifeste par une forte paupérisation.

L’ensemble des conventions issues de Rio introduit (ou réintroduit) le concept de vulnérabilité aux effets de la désertification, au réchauffement climatique (art. 2 de la CCNUCC), à la perte de biodiversité… Cette manière de voir les choses entraîne tout un ensemble de plans d’action ou de stratégies nationales (PAN-désertification, Communication nationale Climat...) qui, pour la plupart, occultent l’essence même de la vulnérabilité des populations les plus pauvres, à savoir leur vulnérabilité économique et sociale. Comme nous l’avons précédemment souligné [4], il est grand temps de renverser l’approche et, selon les préconisations d’A. Sen, de commencer par l’analyse micro-économique et sociale de ce que l’auteur nomme « entitlements » [5], à savoir la manière dont on peut satisfaire ses besoins élémentaires par la production, l’échange ou tout moyen légitime comme les obligations familiales, de parenté ou de réciprocité [6]. Le patrimoine (ou actif) qu’un ménage a accumulé comprend les investissements pour produire les stocks, les liquidités et tout ce qu’un ménage est en droit d’obtenir dans le contexte économique et social où il évolue (autres ménages, famille, entreprises, administration, etc.). Toute rupture de la chaîne crée une situation de crise qui se manifeste en particulier par la famine et un état de paupérisation croissante. La vulnérabilité est donc la résultante de cette chaîne causale dans laquelle la « nature », et par suite ce qu’on appelle les impacts de la désertification, des changements climatiques ou autre, n’est qu’un élément parmi d’autres et non pas la raison unique [7].

On en revient ainsi à une problématique de développement endogène basé sur la conjonction des dynamiques sociales, de production et d’échange. L’adaptation est alors un processus d’apprentissage social et, comme dans tout processus de reproduction sociale qui inclut des invariances et des changements, l’adaptation est, dans le développement des sociétés, cette partie de changement qui leur permet de faire face ou de s’adapter aux perturbations naturelles et anthropiques et, par suite, d’assurer un développement plus durable.

L’adaptation, une sortie de crise pour les modèles de développement ?

La crise des modèles de développement marque l’emprise du paradigme libéral dominant sur le fonctionnement des sociétés à tous les niveaux. Le concept d’adaptation permet, aujourd’hui, de répondre à l’impératif d’analyser le développement de manière autonome et critique, impératif qui s’impose sans pour autant verser dans les utopies.

De même que le développement n’est pas la somme de facteurs nécessaires, l’adaptation n’est pas la somme d’actions réactives ou anticipées. Pour paraphraser François Perroux (1960), adaptation et développement sont, aujourd’hui, « la combinaison des changements mentaux et sociaux d’une population qui la rendent apte à faire croître cumulativement et durablement son produit réel et global » – on pourrait ajouter « et ainsi augmenter sa résilience ». Dans cette optique de développement, on peut livrer quelques caractéristiques fondamentales de l’adaptation.

L’adaptation est un processus que les populations doivent maîtriser et non subir

Les approches volontaristes du développement ont montré leurs limites, voire leurs échecs. Il en serait de même pour l’adaptation. L’empirisme préconise de privilégier les pratiques sociales basées sur l’appui ou l’accompagnement sur le terrain qui est source d’apprentissage tant pour les acteurs qui cernent leurs propres options de développement et d’adaptation que pour les accompagnateurs qui y puisent de nouvelles réflexions pour le débat, en particulier international, où là aussi se décèlent ou se construisent de nouvelles solidarités.

À l’expérience, il ne s’agit pas de rechercher a priori un consensus fictif au sein des populations, mais beaucoup plus d’engager avec elles des actions susceptibles de modifications en fonction des résultats obtenus. En cela l’adaptation fait partie intégrante du processus d’apprentissage social et, par suite, de transformation sociale des sociétés.

L’adaptation repose éminemment sur des processus décentralisés et locaux (ou territoriaux)

Comme on l’a vu, la problématique de l’adaptation va bien au-delà des négociations interétatiques et des politiques nationales de l’environnement, le plus souvent fortement centralisées ; il s’agit, en particulier, de développer de nouveaux points d’entrée, par exemple de porter les problématiques au niveau décentralisé et local des pays (décentralisé s’entend ici comme tout centre de décision et d’action micro-économique et social : communautés, collectivités locales, associations, entreprises, etc.).

Ainsi, en travaillant simultanément sur les processus à l’échelle locale (ou territoriale), on se situe dans l’espace de construction des « coopérations sociales de base et des innovations économiques et politiques au quotidien » [8].

De plus, la décentralisation peut être un outil adéquat pour contrecarrer les mécanismes qui créent et génèrent la pauvreté. Pour cela, il est nécessaire que la décentralisation « permette aux populations de décider et de contrôler leurs ressources vitales, qu’elle libère la créativité qui dort en chaque personne et en chaque groupe, et qu’elle permette à tous de prendre leurs distances vis-à-vis des idées reçues et des modèles hérités ou imposés » [9].

Dans ce sens, à partir du moment où l’adaptation n’est pas uniquement abordée comme le résultat de scénarios de vulnérabilité desquels émergent quelques ajustements proactifs (ou anticipatifs), les modèles de développement alternatif et de société portés par les acteurs conduisent beaucoup plus à renforcer les capacités d’innovation et de créativité des populations, les processus de responsabilisation populaire et la valorisation de toutes les formes de connaissance. Là encore, on contribue fortement à construire la résilience des sociétés.

Un financement de l’adaptation constructeur de « l’autonomie » des communautés

La focalisation actuelle des négociateurs des pays en développement sur les différents fonds d’adaptation et les montants de financement y afférents masque une confusion entretenue dans le domaine du développement entre l’activité de développement et le développement lui-même. Il faudrait éviter de reproduire la même confusion dans le domaine de l’adaptation. En effet, une activité ponctuelle et isolée d’adaptation ne peut conduire à engager un processus durable d’adaptation qui est avant tout une transformation sociale.

À l’inverse, on peut avancer que l’enjeu actuel est d’utiliser les financements provenant de ces fonds d’adaptation afin, à terme, de se passer de ces fonds pour s’adapter. En cela, ces fonds n’abondent pas uniquement dans le financement d’actions réactives aux impacts des changements climatiques mais doivent permettre aux acteurs de se prendre en charge dans leur propre développement. Cela nécessite tout d’abord que ces fonds arrivent effectivement aux populations bénéficiaires, d’où l’action de tout un ensemble d’organisations de la société civile (comme les ONG) et, ensuite, qu’ils s’orientent vers des actions qui dans leur mise en oeuvre soient constructives de l’autonomie du développement. C’est tout l’aspect endogène du développement.

L’adaptation porteuse de nouvelles régulations

Face aux défaillances actuelles des systèmes de régulation et de gouvernance du développement durable, l’adaptation peut constituer, en soi, une forme de régulation des transformations des économies dans un cadre coopératif en termes d’apprentissage et d’innovations. À l’opposé, le mode actuel de gouvernance du climat au niveau international autour de la Convention démontre que l’approche multilatérale consiste le plus souvent à négocier pour protéger ses propres intérêts de pays (ou de groupe de pays) et à s’entendre, au mieux, sur un partage des coûts (et des financements). On pourrait dire de même sur la gouvernance mondiale du commerce, de la santé, etc. Or, on le sait, une gouvernance mondiale n’est pas une addition de gouvernances du commerce, de la finance, du climat, etc.

La manière dont on aborde ici l’adaptation est porteuse d’une nouvelle architecture de gouvernance et de régulation portée par le changement impulsé par les populations, leurs innovations et leurs modes de coopération. Toutes les actions menées actuellement en appui aux populations, et qui ont leur propre logique d’organisation, doivent nous permettre d’apporter des éléments de réponse à des questions du type : de nouvelles régulations à l’échelle micro-économique et sociale sont-elles précurseurs de nouveaux modes de répartition des richesses plus équitables et débarrassés des modes de redistribution actuelle par les projets et l’aide publique au développement ?

En d’autres termes, à l’échelle « micro », les dynamiques endogènes d’adaptation et de développement seraient elles-mêmes porteuses de nouvelles formes de régulations.

Le rôle des États et de la communauté internationale serait alors de réguler ce qui « échappe » à ces dynamiques endogènes (à savoir les externalités négatives) : c’est la prise en compte, au niveau régional et mondial, de« biens collectifs » qui, pour un continent comme l’Afrique, couvriraient, en reprenant les analyses de L. Cook et J. Sachs [10] : l’environnement, la santé publique, la réglementation et la stabilisation des marchés, la coordination des réseaux transfrontaliers, les télécommunications, les réseaux électriques, la recherche et la vulgarisation agricole et l’application des lois [11]. Pour partie, ces biens relèvent de la problématique adaptation/développement.

Le problème se déplace alors vers le financement de ces biens collectifs, c’est-à-dire la prise en charge de leur coût par une nouvelle répartition des ressources à l’échelle mondiale. L’aide publique au développement se transforme ainsi en un flux de ressources nécessaires tant au Nord qu’au Sud pour réguler un développement plus durable pour l’ensemble de la planète. Elle n’est plus une sorte de bienfaisance humanitaire mais une des composantes de la régulation mondiale, tout comme les systèmes de répartition et de redistribution nationaux l’ont été pour asseoir le développement des pays industrialisés. L’objectif d’équité tant prôné par toutes les conventions internationales, et perçu de manière compartimentée selon la convention à laquelle on se réfère, devient ainsi un des éléments moteurs du système puisqu’il participe à sa régulation.

Cela est manifeste à l’échelle internationale, où les politiques de régulation globale deviennent les enjeux majeurs et passent par des phases de construction et de destruction autour desquelles se construisent des solidarités et des coalitions Sud/ Sud et Nord/Sud (en particulier entre minorités) présentes dans les grands débats internationaux comme celui sur le climat.

En résumé, il est indéniable que la problématique de l’adaptation renouvelle le débat sur le développement alors que les débats passés et actuels sur le développement nourrissent aussi grandement ceux sur l’adaptation. Cela permet en particulier :

• de ne pas confondre une action d’adaptation avec l’adaptation elle-même qui est un processus de changement social que les populations doivent maîtriser de manière autonome ;

• de considérer que ce qu’on propose comme politique et mesure d’adaptation dans de nombreux débats sur l’adaptation est un outil d’interprétation et non un instrument d’action ;

• d’effectuer un changement d’échelle en portant la problématique de l’adaptation au niveau décentralisé et territorial ;

• et, sans doute, d’y voir de manière profonde la source de nouvelles régulations.

L’adaptation est donc partie intégrante du développement. En tant que processus, elle participe ainsi à la transformation du développement en une forme de développement plus durable.

[1L’adaptation était jusque-là quelque peu délaissée dans les communications nationales (CN) : en moyenne moins de 20% du contenu des premières CN avait trait à l’adaptation.

[2L’adaptation, toile de fond du développement, Synthèses no 08/2008, Iddri.

[3Voir en particulier les travaux d’ENDA Pronat, Dakar.

[4Jean-Philippe Thomas et Youba Sokona, ENDA-TM, « Development first. The pre-requisite for a sustainable world », chapitre 8, The Future Is Now, vol. 3, IIED, 2002.

[5Voir sur ce point Jesse C. Ribot, Antonio Rocha Magalhaes, et Stahis Panagides, Climate variability, Climate change and social vulnerability in the semi-arid tropics, Cambridge University Press, 1996.

[6Jean Drèze et Amartya Sen, Hunger and Public Action, Oxford University Press, 1989.

[7Cette approche est en particulier utilisée dans ENDA Communities, méthodologie d’analyse de l’adaptation des communautés de base (Community-Based Adaptation, CBA), ENDA Energy, Dakar.

[8« La mission d’ENDA dans le contexte actuel », ENDA, 2009.

[9« Pauvreté, Décentralisation et Changement Social » ENDA Graf Sahel, 1999.

[10Voir usinfo.state.gov/journals/ites/0201/ijee/ifispubgood.htm : Cet article (2001) est une version abrégée de « Regional Public Goods in International Assistance » de Lisa D. Cook et Jeffrey Sachs, in Global Public Goods : International Cooperation in the 21st Century, Inge Kaul (ed.), et. al., 1999, United Nations Development Programme. Permission de Oxford University Press, Inc.

[11L’aménagement du territoire devrait faire partie intégrante de ces solutions collectives face aux crises actuelles, à tous les niveaux, subies par les pays en développement.