Benjamin Dessus et Michel Mousel, 15 janvier 2007
Alors que l’actualité législative relance avec la “loi NOME” le débat national sur la régulation du marché de l’électricité, le nucléaire et les tarifs du kWh [1], il nous a paru opportun de publier aujourd’hui sur le site de Global Chance cette tribune, transmise en janvier 2007 à la rédaction du quotidien Le Monde. [NDLR, 30 juin 2010]
Dans un article paru dans Le Monde du 13 janvier dernier, « Quel prix pour l’électricité ? », François Lévêque, professeur d’économie à l’École des mines qui forme l’élite de nos décideurs énergétiques, nous explique tous les avantages qu’il y aurait à laisser au seul marché le soin de fixer les tarifs de l’électricité.
Les tarifs réglementés d’EDF pour les particuliers sont actuellement nettement plus faibles que les tarifs du marché, nous explique-t-il : EDF, en effet, avec ses centrales nucléaires (et en oubliant soigneusement les centrales hydrauliques complètement amorties) profite d’une rente de situation par rapport à ses concurrents puisque la flambée des prix du gaz et du charbon ne l’atteint guère. Et de nous expliquer que, en cas d’abandon des tarifs réglementés jusque là pratiqués par EDF, et par la vertu de l’échange, les consommateurs français, par un effet de « vase communicant », vont payer plus cher, et les allemands moins cher, leur électricité, les premiers perdant cependant moins que les seconds n’y gagnent. Il exclut totalement enfin « la nécessité de protéger les consommateurs de prix abusifs liés à la position dominante des producteurs d’électricité » puisque la Commission Européenne y veille (probablement comme dans le cas des télécommunications ?).
On pourrait naïvement imaginer que notre professeur décèle dans cette perspective annoncée de renchérissement quelques inconvénients, en particulier pour les ménages les moins aisés. Et bien non, il s’en félicite au contraire, pour trois raisons :
D’abord parce que le maintien de tarifs réglementés induira un transfert totalement inéquitable entre les consommateurs restés fidèles à EDF et ceux qui auront librement choisi un autre opérateur et qui paieront plus cher leur électricité.
Ensuite parce que l’augmentation des prix de l’électricité sera un levier majeur d’incitation pour les consommateurs aux économies d’électricité pour réduire leur facture.
Enfin et surtout, parce que cette augmentation des prix incitera les producteurs d’électricité à construire de nouvelles centrales puisque leur produit s’écoulera à des prix élevés, entraînant le cercle vertueux de bénéfices confortables qui permettront l’autofinancement nécessaire à la construction de nouvelles centrales qui… etc.
Et, puis belle cerise sur le gâteau, cette déréglementation permettra aux actionnaires d’EDF de toucher enfin les dividendes auxquels ils ont droit et qui étaient jusqu’ici indûment subtilisés par les consommateurs. Et comme EDF est encore propriété à 85% de l’Etat, c’est la collectivité nationale qui bénéficiera de la plus value boursière importante qu’on peut en attendre et - par ricochet - les consommateurs.
C’est beau comme l’antique, écologique, équitable, libéral et européen ! Ce serait à hurler de rire si ce n’était pas si grave.
Un premier point factuel. Dans un marché européen où la production d’électricité fossile est deux fois plus importante que celle du nucléaire, on voit mal comment l’introduction d’un nucléaire moins cher que l’électricité fossile pourrait avoir l’effet annoncé : le prix moyen sera en effet, sous l’action des « vases communicants » invoqués, supérieur des 2/3 de l’écart au prix le plus faible (le nucléaire) et un tiers inférieur à celui de l’électricité fossile. Contrairement à ce qui est dit, le prix pour le consommateur français augmentera plus que ne diminuera le prix pour le consommateur allemand.
Et puis surtout, cette proposition de déréglementation destinée à assainir une situation qui inquiète l’auteur provient entièrement d’une libéralisation du marché européen bien mal engagée. Avant cette libéralisation, EDF, bon an mal an, malgré les tarifs réglementés, malgré l’investissement d’une dizaine de centrales nucléaires surnuméraires (sans trop se préoccuper des conséquences écologiques et économiques à long terme), d’achats hasardeux de réseaux de distribution étrangers et d’avantages tarifaires importants aux industriels, semblait ne pas s’en sortir si mal.
Mais c’est aussi regarder la question de l’avenir électrique européen par un bout de lorgnette bien étroit et de très court terme. Tout d’abord il n’y a peut-être pas urgence à faire baisser les prix de l’électricité, comme le propose l’auteur, dans les pays où on émet beaucoup de carbone fossile. Et si l’on veut accompagner par un signal prix une politique environnementale volontariste, il existe d’autres moyens (par exemple des tarifs très bas jusque vers 3000 ou 4000 KWh par ménage et par an et nettement dissuasifs au dessus de ce seuil) que de faire des cadeaux à nos voisins européens et aux actionnaires de l’entreprise EDF sur le dos de nos concitoyens à qui on annoncera dans quelque temps, selon toute vraisemblance, qu’il est indispensable de la privatiser ! Quand, dans une quinzaine d’années, la “rente nucléaire” se transformera selon toute vraisemblance en factures de démantèlement, gestion des déchets et investissements dans de nouvelles capacités, transférera-t-on les charges sur l’État comme au Royaume-Uni pour ne pas pénaliser les actionnaires ?
Un parti pris libéral et nucléophile aurait-il nui à la lucidité économique et sociale de l’auteur ? Si c’était le cas, ce serait évidemment regrettable pour l’enseignement des étudiants qui vont sortir de cette pépinière de futurs grands patrons de l’industrie.
Benjamin Dessus, ingénieur et économiste, Président de l’association Global Chance
Michel Mousel, ancien chef de mission de contrôle économique et financier, Président de l’association 4D