Page publiée en ligne le 12 avril 2011
Dernière mise à jour : 4 août 2013, 10h30
Y aura-t-il un avant et un après Fukushima en Europe ? Pour Yves Marignac, si la catastrophe nucléaire japonaise conduit déjà logiquement à envisager une approche supranationale de la sûreté nucléaire, il faut aller plus loin et « repenser sereinement la sortie du nucléaire ». Un interview publié par le site Touteleurope.eu le mercredi 30 mars 2011, sous le titre « Fukushima va rétablir la balance en faveur des solutions alternatives au nucléaire » [1]
Touteleurope.eu : Comment est partagée la gestion du nucléaire civil au sein de l’UE, entre prérogatives nationales et européennes ?
Yves Marignac : En Europe, la politique nucléaire est répartie de façon complexe. Le cadre européen défini par le traité Euratom engage l’UE dans un développement du nucléaire. De leur côté, les États conservent l’essentiel de leurs prérogatives pour ce qui est de la définition de leur politique nucléaire, la sûreté et la gestion des déchets nucléaires.
Concernant la sécurité et la gestion des matières nucléaires, Euratom sert d’interface entre le contrôle dans chacun des pays de l’UE et celui de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) au niveau international.
Ces dernières années on a pu voir des pressions contradictoires : certains acteurs souhaitent abolir le Traité Euratom, parce qu’ils sont opposés au nucléaire ou dénoncent le cadre protectionniste qu’il constitue, tandis que la Commission européenne tente pour promouvoir le nucléaire de faire émerger des standards européens dans le domaine de la sûreté et de la gestion des déchets.
La catastrophe de Fukushima, dont il est trop tôt pour faire le bilan (puisque l’accident continue d’avoir des répercussions), devrait profondément remettre en cause l’approche occidentale de la sûreté nucléaire à la fois en termes de standards, de gouvernance et peut-être de répartition de l’équilibre entre les politiques nationales et européennes. Pas nécessairement vers une plus grande communautarisation, mais elle renforce aussi bien la position de pays réclamant la fermeture des centrales voisines comme l’Autriche que celle d’un pays comme la France, poussant à l’harmonisation des standards au niveau européen.
Plusieurs États européens ont annoncé qu’ils fermeraient les centrales nucléaires qui ne résisteraient pas à des tests de résistance volontaires. Cette décision vous paraît-elle aller dans le bon sens ?
Cela ressemble plutôt à une non-décision. L’idée que chaque pays peut volontairement revoir ses propres normes de sécurité va à l’encontre de la prise de conscience du risque majeur que représente toute centrale nucléaire. Géographiquement, les États européens sont très proches les uns des autres, de plus certaines centrales sont situées sur des zones frontalières.
Il n’est pas tenable à long terme qu’un État décide de fermer certaines centrales tandis que son voisin, qui applique des exigences moins strictes, continue à exploiter des réacteurs moins sûrs. Le caractère transfrontalier des conséquences d’un accident majeur sur toute installation nucléaire en Europe va très fortement contre un principe de subsidiarité sur les standards de sûreté qu’applique chaque pays sur son territoire.
L’une des grandes questions est le niveau d’exigence des centrales d’Europe de l’Est, dont les niveaux de sûreté et les standards qu’elles appliquent sont particulièrement mis en cause. Mais les plus vieux réacteurs d’Europe de l’Ouest sont également visés. De plus, des tests similaires pour les centrales hors d’Europe pourraient être réalisés. Globalement, toute la conception de ces réacteurs doit être réexaminée en regard de nouvelles exigences.
La communauté internationale elle-même doit, sur ce sujet, se poser des questions. Cela renvoie au rôle de l’AIEA, qui n’a jamais imposé de standards élevés en matière de sûreté, en partie du fait de son double statut schizophrène : elle est à la fois garante de la non-prolifération au niveau international et porteuse d’un développement du nucléaire civil dans le monde.
Quelles sont les lignes de fracture entre les États membres sur la question nucléaire ?
La France est évidemment le pays leader au niveau européen sur cette question. Son lobby nucléaire l’est également auprès des institutions européennes. D’autres pays sont au contraire très engagés en faveur d’alternatives, ne cachent pas leur aspiration à une Europe non nucléaire (Autriche, Danemark ou Irlande pour ne citer qu’eux) ou ont décidé d’en sortir (Suède, Allemagne, Espagne, Belgique…). L’accident de Fukushima va d’une part renforcer la mise en œuvre de cette sortie dans ces pays, et au niveau européen rééquilibrer la balance en faveur de leurs propositions.
L’Italie a dû ajourner son plan de relance du nucléaire. Même en France, le nucléaire se trouve fragilisé. Et avec la perspective d’une présidentielle en 2012, il n’est pas inenvisageable qu’une coalition orientée vers une sortie progressive du nucléaire soit portée au pouvoir. Non seulement les Verts ont vu logiquement leur résultat progresser par rapport aux dernières cantonales, mais les positions du PS ont fortement évolué depuis deux semaines (même s’il faut attendre leur traduction dans le programme et leurs inflexions en fonction du candidat). C’est le signe qu’un tabou a sauté dans le débat, et c’est une grande nouveauté.
Selon vous, l’Europe peut-elle/doit-elle à long terme sortir du nucléaire ?
C’est une question difficile, dont la société civile doit s’emparer. Elle n’a jamais été ouverte au débat en France, et très peu en Europe. Elle doit être posée d’abord sous l’angle de la sûreté des réacteurs actuels, la révision de l’évaluation du risque et la remise à plat des concepts pour garantir une meilleure maîtrise du nucléaire. Mais la perspective d’un débat sur la place du nucléaire dans la politique énergétique a complètement changé en France depuis l’accident de Fukushima : on a dépassé l’acceptation résignée du nucléaire, et une certaine urgence à disposer d’une alternative s’est au contraire imposée.
Une condition pour repenser sereinement la sortie du nucléaire est d’imaginer des scénarios de transition énergétique, qui reposent sur une politique volontariste de maîtrise de l’énergie et un développement ambitieux de tout le potentiel offert par les énergies renouvelables. Ces scénarios, dans lesquels le nucléaire ne fait plus partie de l’équation, existent. Ils sont depuis plusieurs années sur la table mais ont été balayés par le lobby nucléaire comme “irréalistes”. Aujourd’hui, ils doivent être considérés comme une option crédible, et de mon point de vue privilégiée, au vu de la réévaluation du risque que représente le nucléaire.
Yves Marignac est Directeur de l’agence indépendante d’information, d’étude et de conseil sur le nucléaire et les politiques énergétiques, WISE-Paris.