Laurence Tubiana et Tancrède Voituriez
Institut du Développement Durable et des Relations Internationales
L’ENA hors les murs, n°378, février 2008
La gouvernance globale des questions collectives ou « biens publics mondiaux » est aujourd’hui au milieu du gué. Derrière nous, des éléments de crise indiscutables attestent des difficultés de gouverner la globalisation par des normes et des règles concertées. Ainsi de l’ajournement ou des laborieux progrès des négociations multilatérales environnementales – climat, biodiversité – et commerciales – le cycle de Doha à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Devant nous, l’ « objectivation » de problèmes globaux spécifiques rassemble autour de ceux-ci un consensus de connaissances et d’intérêts sans précédent, qui en affirme la gravité. C’est le cas en particulier de la question climatique (Stern, 2007), des objectifs du Millénaire pour le développement (notamment pauvreté et santé), et des questions de sécurité (prolifération nucléaire, terrorisme). « Le paradoxe de la période », résume David Held, professeur de sciences politiques à la London School of Economics, « est que les problèmes globaux qu’il nous faut affronter sont d’une importance et d’une intensité croissantes, quand les moyens collectifs dont nous nous dotons sont faibles et incomplets » (Held, 2006 : 240).
Dans ce contexte, l’Union Européenne se trouve dans une situation sans précédent. Défenseur inlassable du multilatéralisme et d’une gouvernance fondée sur le droit, les normes et la règle, sa contribution à la future architecture de la gouvernance mondiale est attendue. Dans le même temps, sa capacité à exprimer une seule et même voix sur des questions globales pourtant prioritaires (sécurité, climat, libéralisation du commerce) a montré ses limites au cours des cinq dernières années. L’estompement du projet politique de l’Europe, après plusieurs décennies de paix et de prospérité, explique en partie le cruel écart entre ce que l’Union souhaite pour elle-même et pour le monde, et les moyens politiques dont elle s’est au fil du temps dotée pour incarner son modèle de gouvernance avant de l’exporter. Même lorsque l’Union parle d’une voix – et c’est largement le cas de la lutte contre le changement climatique -, elle a du mal à rallier d’autres pays à ses propositions et à articuler le consensus européen avec ce qui pourrait être un chemin, un cadre ou un régime, pour l’ensemble des pays. L’influence européenne semble dès lors se jouer davantage au travers de l’adhésion extérieure à son modèle (Fukuyama, 2004), par l’intégration à son projet (l’élargissement et les procédures de candidature) que par l’affirmation et la diffusion volontaristes de sa cause et de ses idées. En ce sens elle ne joue pas un rôle hégémonique comme les États-Unis ont pu le faire dans le passé en négociant des principes acceptables sous conditions – elle en vient plutôt, ou se résout, à compter sur les effets d’entraînement de son modèle.
La transition que l’on observe dans la définition du projet politique de l’Union et celle dans laquelle se trouve la gouvernance des questions globales sont concomitantes. Demain, elles resteront liées : le dessin de la future gouvernance mondiale dépendra de la capacité de l’Union à accorder – ce qu’elle a réussi à faire jusque là – son projet politique interne et son projet pour le monde ; à l’inverse, la future gouvernance mondiale aura vraisemblablement des conséquences très lourdes sur l’organisation de l’espace politique interne de l’Union. L’Europe modèlera la gouvernance mondiale autant que la gouvernance mondiale modèlera le projet européen.
Quelles sont dans ces conditions les options de gouvernance à la disposition de l’Union ? En nous limitant à une question globale particulière qui est celle du changement climatique, deux pistes au moins semblent se dégager ; polémiques, elles sont ici simplement esquissées. La première consiste à lier entre elles les négociations portant chacune sur un « sujet » ou « problème » différent (en anglais, issue linking) – plus spécifiquement, à lier la négociation « commerce » et la négociation « climat ». La seconde privilégie la création d’accords par « clubs » autour des questions globales, en lieu et place des accords multilatéraux que l’on a pu connaître dans les années 1990 en matière de commerce et de climat précisément.
Lier les problèmes et les négociations au sein d’accords globaux
L’option consistant à lier les négociations commerciales et celles portant sur le changement climatique a suscité en 2007 de nombreuses contributions, personnelles dans un premier temps, plus institutionnelles ensuite. Ainsi en écho à la proposition de Joseph Stiglitz (2007), puis à celle de Nicholas Stern et Laurence Tubiana (2007), la Banque Mondiale (2007) a-t-elle à son tour publié un rapport sur les moyens d’utiliser les réformes des politiques commerciales comme levier des négociations sur l’environnement global.
Pour autant, le débat ne s’est pas cantonné aux sphères académiques. En Europe, les entreprises soumises au système de marché de permis d’émission (European Emissions Trading Scheme ou EU ETS) « internalisent » le prix du carbone dans leurs coûts de production, à la différence des entreprises implantées à l’extérieur de l’Europe. L’idée d’un mécanisme d’ajustement aux frontières ou ‘taxe carbone’ (border tax adjustment ou BTA) venant au secours des entreprises soumises au marché de permis d’émission est en discussion au sein de la Commission depuis deux ans, sans qu’un consensus se dégage sur la pertinence de son application (Mandelson, 2006). Lors de sa visite officielle en Chine le 27 novembre 2007, le Président Sarkozy a proposé un ‘New deal’ pour le climat, appuyant explicitement l’idée d’une taxe d’ajustement aux frontières (BTA), appliquée en Europe pour restaurer la compétitivité des industries de l’Union soumises à l’EU ETS – en particulier celles du ciment et de l’acier.
Les débats à l’intérieur et à l’extérieur de l’Europe sur le contenu d’un accord climat pour la période post 2012 soulignent cependant qu’un engagement volontaire, et isolé, de l’Europe sous forme de permis d’émission du type EU ETS, pas plus qu’un protectionnisme « carbone » unitatéral en accompagnement de ce dernier, ne créeront un signal approprié pour que d’autres pays, et en particulier la Chine, se joignent aux efforts de l’Union en matière de réduction d’émission de gaz à effet de serre. Plutôt qu’un repli protectionniste, la solution pourrait provenir d’un mécanisme d’ajustement aux frontières – mais aux frontières chinoises cette fois-ci. Et bien mieux qu’un droit de douane dont les recettes seraient perçues par l’Union sans guère d’effet sur les émissions chinoises, une taxe d’exportation sur les ciments et aciers chinois pourrait à la fois réduire les exportations de la Chine (marginales en regard de la production et consommation domestiques, et pour cette raison, sans doute peu stratégiques) et offrir à celles-ci des moyens financiers complémentaires pour restructurer son industrie selon des canons moins polluants. Des accords bilatéraux pourraient apporter le cadre idoine à la mise en place de telles mesures.
Vers des accords globaux par clubs
Les possibilités de coopération dépendent de la capacité des pays à lier différents domaines de l’action internationale, de la capacité à compenser les efforts et les abandons partiels de souveraineté dans certains domaines par ce qui peut, dans d’autres, apparaître comme des gains de sécurité, d’autonomie ou des gains économiques.
Cette liaison entre les sujets est aussi le produit des interactions croissantes entre les différents champs de problèmes qui sont le produit même de la mondialisation. La concurrence sur les marchés mondiaux est aussi la mise en concurrence de modèles sociaux de préférences collectives, de choix en matière environnementale. L’intégration au marché oblige, sinon à niveler les différences, au moins à organiser la compatibilité entre des politiques publiques différentes. D’où la difficulté, dans cette diversité de modèles politiques et économiques, de mettre en œuvre une coordination essentiellement fondée sur des règles, et la nécessité de combiner la flexibilité des approches avec le partage d’objectifs communs.
Les configurations du système de gouvernance lui-même en sont affectées. La recherche de « deals » plus globaux implique la constitution de groupes restreints capables de négocier et conclure ces accords. On l’a vu dans le domaine du climat ; c’est aussi vrai dans celui de la santé ou du commerce. Ces « deals » globaux organisés autour de clubs se définissent – intégration économique oblige - entre des acteurs de nature mixte, à la fois publics et privés, entreprises et gouvernements, voire organisations de la société civile. Il y a une logique à la constitution de clubs plus restreints à géométrie variable. La constitution de ces clubs est évidemment au cœur de la relation entre vieux pays industrialisés et économies émergentes.
Cette constitution de clubs opérationnels et actifs ne rend pas la recherche de consensus universels inutile, bien au contraire. Les deux approches ont des finalités différentes et convergentes : le recours à la formule des clubs pour créer les bases d’un accord sur des politiques et mécanismes de nature globale ; le recours à un cadre de discussion universel pour consolider une compréhension mieux partagée des grands objectifs à atteindre pour le développement durable.
Références
Fukuyama F. (2004), State-Building : Governance and World Order in the 21st Century. New York : Cornell University Press.
Held D. (2006), “Reframing global governance : apocalypse now or reform !”, in Held D. and McGrew A., Globalization Theory Polity Press Cambridge UK : 240-260.
Mandelson P. (2006), Trade and Climate Change, Speech delivered in Brussels, 18 Dec 2006.
Stern N. and Tubiana L. (2007), New Deal pour le climat [A New Deal for the Climate], Le Monde, 21 septembre 2007.
Stiglitz J. (2007), Making Globalization Work, W.W. Nortin and Company, New York.
Stern N. (2007), The Economics of Climate Change, HM Treasury Report.
World Bank (2007), International Trade and Climate Chance : Economic, Legal and Institutional Perspectives, The World Bank, Washington, DC.