Pour débattre et pour décider, citoyens et politiques doivent être informés des enjeux et des faits. Une expertise indépendante est spécialement nécessaire dans le champ aussi clivé que la question du nucléaire, où deux camps s’affrontent en laissant bien souvent la rhétorique l’emporter sur les faits.
Témoignage de Benjamin Dessus, président de Global Chance, publié* en ligne par la Ligue de l’enseignement en juin 2011 dans le cadre de son dossier du mois : « Nucléaire : peut-on faire autrement ? ».
(* sous le titre original : « Un besoin d’expertise »)
Télécharger l’entretien au format pdf (325 Ko) tel que mis en ligne sur le site de la Ligue de l’enseignement.
Pour réfléchir à des questions aussi complexes que le nucléaire, citoyens et politiques ont besoin de clés, qui leur permettent de comprendre les enjeux et de raisonner sérieusement, à partir d’éléments aussi objectifs que possible. C’est l’un des grands enjeux du moment, porté par une partie du monde scientifique et des associations d’experts comme Global Chance.
Quels types de contact une association comme Global Chance entretient-elle avec les autres parties prenantes du débat sur le nucléaire, et en particulier les partis politiques ?
Nous sommes une très petite association, une dizaine de personnes, et une association d’experts : nous n’avons pas de « troupes », nous ne sommes pas là pour organiser des actions militantes. Notre légitimité n’est pas de participer aux grandes négociations, comme le Grenelle de l’environnement où nous avons refusé de nous rendre ; elle tient dans notre capacité à offrir une expertise indépendante, crédible à la fois pour le réseau des associations qui militent pour le climat, la sortie du nucléaire, etc., et pour l’administration.
Cette position est à la fois confortable et inconfortable : nous sommes très sollicités, à la fois pour notre expertise et peut-être surtout parce que nous sommes capables de replacer la question du nucléaire, comme les autres questions énergétiques ou climatiques, dans des perspectives plus vastes. Les partis politiques, par exemple, nous invitent à des colloques. L’enjeu pour nous, quand nous acceptons ces invitations, n’est pas tant de proposer un discours écologique qu’un discours cohérent : poser les bonnes questions, interroger les cohérences et les incohérences des modèles proposés, les remettre en contexte.
Le débat nucléaire est marqué par un fort clivage entre les deux camps, et d’une manière générale, on peut regretter l’absence d’associations ou de personnes dont l’engagement dans un camp ou dans l’autre repose sur des analyses complètes, objectives et transparentes. C’est la position que nous essayons de tenir. Chacun sait que nous sommes pour la sortie du nucléaire, mais notre positionnement consiste pour l’essentiel à apporter des éléments factuels, chiffrés, à partir de principes éthiques connus et assumés (la charte de Global Chance par exemple) – sachant bien par ailleurs que ces principes sont par définition discutables. Mais ces principes affichés, nous tentons de les décliner honnêtement.
Cette position est-elle reconnue ?
Oui. Par exemple, j’ai été récemment invité aux 200 ans du corps des Mines où j’ai pris délibérément l’auditoire à rebrousse-poil sur les questions énergétiques ; et c’est très bien passé. Chacun se rend compte en ce moment que les lignes bougent, et qu’il y a besoin de sortir des habitudes de pensée, de renouveler les cultures professionnelles ou militantes.
Les questions dans lesquelles s’inscrivent le nucléaire et plus généralement l’énergie sont vastes, et les acteurs sont souvent marqués par ce qu’il faut bien appeler une inculture sur les sujets qui débordent leur champ de compétence. C’est particulièrement net lorsque l’on parle avec les politiques, comme on l’a encore vu en 2007 : pendant le débat entre les deux tours de la présidentielle, Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy ont abordé brièvement la question, mais on sentait parfaitement qu’ils n’en maîtrisaient pas les fondamentaux. Former les acteurs, leur ouvrir les yeux est un des enjeux de notre action.
Pourrait-on parler d’une forme d’éducation populaire ?
Oui, car dans notre esprit il s’agit d’une question concernant au premier chef les citoyens et il ne suffit pas d’informer ou de former les responsables. Il est essentiel de donner des clés, de mettre les citoyens au niveau. Même s’il s’agit de sujets complexes et parfois techniques, et peut-être précisément pour cette raison.
Un enjeu essentiel peut être par exemple d’introduire à la complexité. En expliquant par exemple que les habitudes de consommation associées à l’électricité d’origine nucléaire peuvent conduire, en hiver, à importer de l’électricité produite à l’étranger dans des centrales à charbon, avec pour conséquence d’être très contreproductif en termes d’économies de gaz à effet de serre, tout le contraire de ce qu’on imaginait et de ce que nous martèlent l’administration et EDF…
On peut aussi travailler à déconstruire des représentations et à revenir au réel. L’enjeu caché des partisans du nucléaire, par exemple, n’est-il pas tout simplement de maintenir un haut niveau de consommation d’électricité ? Il faut comprendre que si les décisions initiales ont été prises dans un univers cognitif technocratique marqué par le souci du bien commun, un acteur comme EDF est devenu une entreprise presque comme une autre, qui défend ses intérêts. Et son intérêt, c’est que nous consommions ! On sait bien en effet que la transition énergétique passe par le moins et le mieux plutôt que par le plus. Et c’est vrai aussi pour l’électricité.
Il nous semble ainsi essentiel d’enrichir les représentations des citoyens, de les amener à interroger les enjeux communs et ceux des différents acteurs du débat.
Qu’en est-il du débat d’experts ?
C’est l’autre aspect de notre activité. Nous avons participé à des rapports officiels mais nous dialoguons aussi avec les scientifiques du climat, par exemple, sur la question du méthane, un grand oublié du GIEC, ou avec nos collègues économistes. Il ne faut pas sous-estimer la circulation d’idées, qui permet aux experts d’affiner leurs modèles et de les soumettre à la discussion. D’autant que les discussions peuvent parfois amener à reconsidérer complètement tel ou tel aspect d’une question.
La représentation de certaines questions évolue ainsi profondément en ce moment. Par exemple, on considérait il n’y a pas si longtemps, sur la base des travaux de l’Ademe, qu’il n’y avait qu’une différence marginale entre les plus riches et les plus pauvres, en termes d’émissions de gaz à effets de serre. En effet ,les consommations d’énergie directe des ménages (le carburant, le confort domestique, l’électricité) évoluaient assez peu avec leur revenu (un facteur de 1,2 pour un facteur de 3,4 de revenu entre les 20% les plus riches et les 20% les plus pauvres).
Or, des résultats récemment publiés par l’Insee, prenant en compte l’empreinte carbone des biens consommés, y compris des biens importés, amènent à reconsidérer complètement la question : il existe une différence très significative, et non pas seulement marginale, entre riches et pauvres.
Cela n’ouvre-t-il pas la voie à un renouvellement du débat public, et des positions politiques au sein des différents partis ?
Si. À la lumière de l’exemple que je viens de vous donner, on entrevoit qu’il est possible d’articuler des thèmes comme l’égalité et la sobriété. Ce qui permet de sortir la sobriété d’une certaine rhétorique écologiste pour la connecter avec les thèmes de la fiscalité et de l’égalité, qui font partie du patrimoine de la gauche. L’énergie, la consommation directe d’énergie mais aussi sa consommation indirecte dans les biens et les services que nous nous procurons peut être un marqueur de richesse et on peut imaginer une fiscalité progressive qui permettrait de taxer la surconsommation des plus aisés sans pénaliser la consommation nécessaire et les plus pauvres. On voit dans ces conditions qu’il est possible d’imaginer une réarticulation des discours politiques, et même de nouvelles alliances, ou des alliances construites sur de nouvelles bases.
De la même façon, pour des partis qui seraient plus soucieux de développement économique, la réorientation d’un modèle où l’activité principale était la production vers un modèle et où l’aval devient la question primordiale peut avoir du sens économiquement. Dans le domaine nucléaire, le développement d’une filière du démantèlement peut être l’occasion de développer un savoir-faire à l’export et de réinventer certains de nos champions industriels, qui risquent de souffrir dans les prochaines décennies si, à la suite de Fukushima, le reste du monde décide de sortir du nucléaire.
Il est essentiel de considérer les opportunités, tant politiques qu’économiques, qui s’ouvrent dans le monde d’aujourd’hui. Et on peut regretter l’attentisme des acteurs industriels, tout comme le peu de volontarisme du monde politique.
De son côté, l’écologie politique a longtemps été marquée par une réputation d’irréalisme et il me semble que c’est en train de changer. L’Allemagne sur ce point nous montre la voie : après dix ans de politiques publiques résolues visant les économies d’électricité, les Allemands affichent une consommation d’électricité par habitant 25% plus faible que la nôtre (hors chauffage électrique), alors qu’ils consommaient autant que nous en 1998. La sobriété n’est pas une vue de l’esprit et il est essentiel de la connecter avec les thèmes de la justice sociale et de la modernité technologique. Pour cela, un effort d’information et de réflexion est nécessaire. L’enjeu est à la fois de libérer l’innovation technologique (mais aussi politique) et de développer la capacité des citoyens à mener ce débat démocratiquement.
Cela implique de parler sérieusement. C’est-à-dire de construire une réflexion aussi sérieuse que possible, mais aussi d’engager un débat honnête et informé où les discussions portent sur la réalité. Sortir de la rhétorique ou des discours tronqués pour revenir au réel : c’est par là qu’il faut commencer. Et dans ce domaine, on ne risque guère le chômage aujourd’hui !
Propos recueillis par Richard Robert