Alors qu’en Allemagne le gouvernement conservateur d’Angela Merkel vient finalement de confirmer la décision prise en 2000 par la coalition entre sociaux-démocrates et écologistes, la France aurait beaucoup à gagner à s’inspirer des mesures prises outre-Rhin pour promouvoir efficacité énergétique et énergies renouvelables, et, à terme, s’affranchir du nucléaire. Un entretien avec Bernard Laponche, publié par Enerpresse, n°10341, mercredi 8 juin 2011.
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On ne présente plus Bernard Laponche qui a occupé, entre autres, des fonctions au Commissariat à l’Energie Atomique et a été directeur général de l’Agence française pour la maîtrise de l’énergie (l’ancêtre de l’Ademe). Il est actuellement consultant international indépendant dans les domaines de l’énergie et de l’efficacité énergétique, et membre de l’association Global Chance, fondée en 1992, au moment du Sommet de Rio sur le changement climatique. Entretien.
En ce 30 mai, les médias français regorgent de commentaires sur l’annonce par Angela Merkel, la chancelière allemande, d’une sortie totale du nucléaire au plus tard en 2022. Que vous inspire l’événement ?
Il est assez curieux de voir à quel point les dirigeants de l’énergie et les hommes politiques en France font semblant de « tomber de l’armoire ». La décision prise en 2000 par l’Allemagne de sortir du nucléaire n’a jamais été vraiment remise en cause, Angela Merkel a simplement annoncé en 2010 que cette sortie serait moins rapide que prévu. Depuis 2000, l’Allemagne se prépare donc à ce tournant, elle a par conséquent mené une politique d’économies d’énergie et de développement des énergies renouvelables, sans commune mesure avec ce que notre pays a pu faire.
Je viens de terminer la première partie d’une étude sur une comparaison entre les consommations d’énergie en France et en Allemagne. Elle montre que pendant que l’Allemagne développait considérablement ces efforts sur l’efficacité énergétique et surtout les énergies renouvelables, la France a continué à consommer et surtout à produire de l’électricité en surabondance pour soutenir sa politique nucléaire et a, jusqu’ici, sacrifié le développement des énergies renouvelables (cf. encadré). Mais ce qui est aussi important aujourd’hui c’est que ce sont les conservateurs, outre-Rhin, qui prennent cette fois la décision d’arrêter le nucléaire. Il y a désormais peu de risque que le pays revienne en arrière.
Comment les Allemands vont-ils se priver de cette énergie ? Vont-ils consommer plus de charbon, davantage polluant ? Se tourner vers des importations en provenance de l’industrie nucléaire française ?
Le nucléaire représente 22% de leur consommation d’électricité. Mais je fais le pari qu’en dix ans, l’Allemagne pourra faire 20% d’économie sur sa consommation d’électricité, en mettant, notamment, l’accent sur l’industrie. A terme, l’électricité d’origine nucléaire sera compensée par l’efficacité énergétique et ensuite les énergies renouvelables prendront le relais du charbon. Il peut y avoir une période de départ difficile, mais je suis sûr que les Allemands y arriveront. Le pouvoir s’en est donné les moyens, les citoyens sont contents, les syndicat sont d’accord. Nous sommes loin de notre Etat napoléonien et de sa lourdeur technico-bureaucratique.
Est-ce qu’en France, dans la perspective de l’élection présidentielle de 2012, les réflexions s’organisent sur la question énergétique ?
Oui à l’instigation notamment de Michèle Rivasi et Europe Ecologie-Les Verts le 21 mai dernier et aussi de l’ancien ministre Paul Quilès, qui fut aussi le conseiller énergie du candidat François Mitterrand. Il réunit ainsi le 18 juin à Paris ce qu’on appelle l’Assemblée des gauches autour du thème de l’énergie. Tous les partis politiques concernés, y compris Europe Ecologie-Les Verts, vont envoyer leur position sur le sujet afin qu’une réflexion puisse prendre forme. Ce sera aussi l’occasion d’entendre des experts admis par tout le monde, de Benjamin Dessus (Global Chance) à Thierry Salomon (Négawatt) en passant par Gérard Magnin (Energies Cités). J’introduirai le débat.
Vous êtes docteur ès sciences (physique des réacteurs nucléaire) et vous avez travaillé plus de dix ans au CEA. D’où vient votre opposition à l’énergie nucléaire ?
Je pense que l’accident est intrinsèque à cette « machine ». Le réacteur fabrique lui-même le moyen de se détruire. On fait valoir que la catastrophe de Fukushima est due, au départ, à un séisme et un tsunami mais il se produit toujours des événements anormaux. A ce risque intrinsèque s’ajoute celui d’implanter cette énergie dans certains pays difficiles.
Dans les années 70, le syndicat CFDT, majoritaire au CEA, avait publié un livre « L’électro-nucléaire en France », réédité en 1980, qui alertait sur les dangers du nucléaire. Mais rien n’y a fait. Le pouvoir en place voulait alors développer cette énergie, pour des raisons d’indépendance mais aussi pour exporter la technologie. Or, que s’est-il passé ? On a vendu huit réacteurs en 40 ans...
Comment imaginez-vous une sortie du nucléaire en France ?
Il faut une sortie échelonnée sur la base d’un tri bien fait par rapport aux critères que sont les zones sismiques, les zones inondables, les zones très peuplées, l’âge des réacteurs et leurs fragilités respectives, etc. Il y a déjà, sur les 58 réacteurs français, 6 ou 7 qui fonctionnent pour l’exportation et dont on peut se passer pour les besoins nationaux.
Il s’agira ensuite d’arrêter environ 3 000 MW par an pendant 20 ans. Et de développer en parallèle l’économie d’électricité. Il y a vraiment de quoi faire en France. D’autre part, notre pays est doté d’un potentiel en énergies renouvelables plus important que l’Allemagne. Tout est question de politique industrielle et d’organisation des choses, à partir d’une volonté politique clairement exprimée.
Mais, en France, le nucléaire fournit quand même 80% des besoins en électricité...
Oui, mais seulement 17% de l’énergie finale. Et, je le répète, il y a beaucoup à faire pour économiser l’électricité, on la gaspille sous prétexte qu’elle est abondante grâce au nucléaire. Avec Benjamin Dessus, nous avons fait quelques estimations. A l’horizon 2020, avec une forte décroissance du chauffage électrique et des économies d’électricité, surtout dans le résidentiel et le tertiaire, on pourrait arriver à une consommation finale d’environ 320 à 340 TWh au lieu de 424 TWh en 2009, soit une production de 380 à 400 TWh. A raison de 180 TWh de nucléaire, 150 TWh de renouvelables et 50 à 70 TWh d’énergies fossiles (contre 56 TWh en 2009), majoritairement avec du gaz en cycle combiné ou en cogénération (très avantageux, par rapport au charbon, en émissions de gaz carbonique).
C’est dans la décennie suivante qu’il faudra progressivement se passer totalement du nucléaire. Certes, avec les moyens actuels, cela peut paraître difficile mais nous avons des progrès considérables à faire en matière d’efficacité énergétique et de développement des renouvelables. Je suis beaucoup plus tranquille sur la réalisation de cette deuxième étape que sur la première.
Inutile de conserver du nucléaire si ce n’est pas un choix planétaire. Or, aujourd’hui cela semble mal parti. Il faut donc choisir la voie de la transition énergétique et le plus tôt possible pour ne pas être complètement dépassés. En se fixant un horizon de 20 ans, ce qui paraît parfaitement jouable et favorable non seulement pour la sécurité et l’environnement mais aussi sur le plan économique et social pour ne pas être déraisonnable. Il faut aussi organiser au mieux la gestion des déchets radioactifs et le démantèlement des centrales et des usines nucléaires afin de ne pas créer des risques supplémentaires.
La politique française en matière d’efficacité énergétique semble-t-elle au point ? En particulier que pensez du régime des certificats d’économie d’énergie ?
La réglementation thermique 2012 me paraît une très bonne chose, mais les textes ne sont toujours pas parus. Espérons qu’ils soient honnêtes et conformes ! En revanche, sur la politique d’efficacité en général, on n’est pas très bon.
Rappelons que l’objectif de l’Union européenne c’est qu’en 2020 la consommation d’énergie primaire soit inférieure de 20% à ce qu’elle aurait été dans le scénario tendanciel. Deux moyens pour y parvenir : l’efficacité et le changement de mix énergétique. Si l’on remplace le nucléaire par les énergies renouvelables, on gagne un facteur 3 en énergie primaire. Si l’on remplace le charbon par le gaz, le gain est aussi important.
Quant au régime des certificats d’économie d’énergie, c’est une très bonne idée qui existe déjà dans d’autres pays. Mais en France, l’obligation reste trop faible et les procédures trop complexes. D’autre part, il faut que le niveau déterminé pour obtenir des certificats soit réajusté pour que les collectivités territoriales puissent en profiter.
La ministre de l’Ecologie a annoncé le 31 mai le lancement d’une table ronde nationale sur l’efficacité énergétique (cf. Enerpresse n°10338). Est-ce la prise de conscience que la France n’est pas sur la bonne trajectoire ? Que pensez-vous de la concertation mise en place ?
Je crains que les participants éventuels ne soient échaudés par les expériences passées de soi-disant concertation, que ce soit le refus de parler du nucléaire dans le Grenelle ou le débat public sur l’EPR dont le gouvernement n’a tenu aucun compte (1).
De plus, la France doit envoyer avant juillet à la Commission européenne son « Plan national pour l’efficacité énergétique » exigé par la directive sur l’efficacité énergétique et les services énergétiques de 2006. Attendons donc ce document et voyons ce qu’il vaut.
Propos recueillis par Elisabeth Salles
L’entretien a été relu par M. Laponche.
Les renouvelables : comparaison France/Allemagne [encadré]
« Les évolutions, très contrastées dans les deux pays, sont d’abord dues aux politiques d’utilisation de la biomasse : c’est ainsi que sa consommation, encore trois fois plus faible en Allemagne qu’en France en 1991 (4,6 Mtep contre 12,6 Mtep), a très rapidement augmenté pour dépasser 25 Mtep contre 14,6 Mtep en France en 2008. Près de 15 Mtep y sont consacrés à la production d’électricité (6 de bois, 4 de déchets organiques, 3,5 de biogaz), contre 2,2 Mtep seulement en France. De même, la production de biogaz à partir des déchets agricoles et municipaux atteint en Allemagne 4 Mtep, contre à peine 0,5 Mtep en France. En France, la production d’électricité renouvelable reste dominée par sa production historique hydraulique qui ne progresse quasiment plus. L’autre point bien connu à souligner est l’effort considérable accompli par l’Allemagne sur l’éolien (26 GW installés contre 4,5 GW en France en 2009) et le photovoltaïque (10 GW contre 0,3), secteurs dans lesquels la France accuse un retard considérable ».
Source : « La consommation d’énergie en Allemagne et en France - Une comparaison instructive » - Bernard Laponche - Mai 2011
(1) Huit ONG ont effectivement réagi à l’annonce du lancement d’une telle table ronde, estimant que « la mission primordiale qui incombe aujourd’hui au gouvernement n’est pas de définir un nouveau plan d’action mais de passer à l’action ! Et ce, afin de réduire le gouffre qui existe entre les engagements qui ont déjà été pris et leur mise en œuvre ».