Yves Marignac, WISE-Paris, octobre 2010
Note rédigée pour Greenpeace France, 11 pages
Le 20 août dernier, Jean-Louis Borloo annonçait fièrement que « la diminution des émissions de gaz à effet de serre (GES) s’accélère à un rythme spectaculaire, près de 4 % pour la seule année 2009, une réduction de 10,3 % de 1990 à 2009 ». Mais bien plus que les politiques menées sous l’égide des gouvernements successifs depuis le tournant des années 2000, c’est la crise et la chute de l’activité au cours des deux dernières années qui expliquent le résultat dont s’enorgueillit notre ministre...
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de gaz à effet de serre
Résumé
Les émissions françaises de gaz à effet de serre apparaissent fin 2009 en net recul par rapport aux niveaux de référence observés en 1990. La France, qui a pour objectif de stabiliser ses émissions en 2010-2012 par rapport à ce niveau d’origine, semble donc placée sur une trajectoire vertueuse.
Le gouvernement attribue – un peu vite – ces résultats aux politiques de lutte contre les changements climatiques, symbolisées par la mise en œuvre du Grenelle de l’environnement, dont le troisième anniversaire approche.
L’analyse des statistiques révèle une toute autre réalité : la baisse ne s’explique pas par une transformation structurelle de la production ou de la consommation d’énergie en France, mais essentiellement par la crise économique récente.
Ainsi, la transition énergétique qui doit permettre une division par 4 des émissions françaises d’ici à 2050 n’est pas réellement engagée. Au contraire, les statistiques suggèrent qu’avec la mondialisation de l’économie, les émissions de gaz à effet de serre nécessaires à la satisfaction des besoins français suivent une tendance lourde à la hausse à travers leur délocalisation.
1. Un bilan important à un moment clé
L’année 2010 constitue une étape essentielle dans la mise en œuvre d’une politique de lutte contre les changements climatiques par la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES). Elle marque en France à la fois l’échéance fixée au plan international par le Protocole de Kyoto, et le premier point de passage des engagements introduits par une succession de lois depuis 2005 en termes de politique énergétique.
La France a pris, dans le cadre de sa politique de lutte contre le changement climatique, différents engagements de réduction de ses émissions de GES à l’horizon 2010. Ainsi :
• la France est signataire du Protocole de Kyoto [1], adopté en décembre 1997 et entré en vigueur en février 2005, qui prévoit une baisse de 5 % des émissions de de GES des pays industrialisés en moyenne sur 2008-2012 par rapport à leur niveau de 1990 et répartit cet effort entre les pays ;
• dans ce cadre, l’Union européenne a pris un engagement global de réduction de 8 % de ses émissions. Au vu de son niveau élevé mais comparativement plus bas d’émissions que d’autres pays européens, du fait notamment de son recours au nucléaire plutôt qu’au pétrole ou au charbon pour la production d’électricité, la France s’est vue attribuer un objectif national de stabilisation de ses émissions entre 1990 et 2010 (plus exactement, en moyenne sur la période 2008-2012) ;
• l’engagement du Protocole de Kyoto n’est qu’une étape vers une véritable réduction des émissions, qui doivent, selon les préconisations du Groupe intergouvernemental d’étude du climat (GIEC), être divisées par deux au moins au niveau mondial à l’horizon 2050 par rapport à 1990. Dans le cadre d’une loi de programme sur les orientations de la politique énergétique (Pope) [2], la France a pris en 2005 un engagement plus fort de baisse de 3 % par an de ses émissions de GES jusqu’en 2050. Cet engagement signifie une baisse de plus de 14 % des émissions en 2010 par rapport à 2005.
Plus largement, la France affiche un objectif de transformation en profondeur de son système énergétique et de son économie, conduisant à une division par quatre de ses émissions de GES à l’horizon 2050. La France s’est engagée depuis, au niveau européen et national, sur des objectifs intermédiaires à 2020. Ainsi :
• la France a endossé les objectifs « 3 x 20 » du « paquet Énergie-Climat » de l’Union Européenne [3], adopté définitivement en avril 2009, qui portent sur un effort de maîtrise de la demande d’énergie et un développement des énergies renouvelables et sur une réduction des émissions de GES. L’objectif fixé sur ce point est une baisse de 20 % en 2020 par rapport à 1990, qui peut être portée à 30 % en cas d’accord international ;
• cet objectif de baisse de 20 % des émissions françaises de GES à l’horizon 2020 est inscrit dans la loi de programmation issue du Grenelle de l’environnement [4], qui fixe par ailleurs des objectifs particuliers pour les secteurs des bâtiments et des transports ;
• la loi Grenelle confirme l’engagement de la loi Pope et fixe un objectif de réduction de 75 % des émissions de GES en 2050 par rapport à 1990 (correspondant à une baisse de 3 % par an entre 2005 et 2050). Cet objectif de division par quatre, ou « facteur 4 », correspond à un niveau d’émissions par habitant équitable dans le cadre d’une division par deux des émissions au niveau mondial.
La situation en 2010 est un premier « temps de passage » pour s’inscrire dans la bonne trajectoire. Il est donc intéressant, à l’approche du troisième anniversaire du Grenelle de l’environnement, de s’interroger sur la situation actuelle de la France vis-à-vis de ces enjeux et de ses engagements. Les données et études statistiques publiées par les services de l’État, incluant le bilan provisoire des émissions de GES pour 2009, permettent une première analyse de cette situation.
2. Un satisfecit trop rapide
La baisse des émissions entre 1990 et 2009 est essentiellement concentrée sur 2008-2009 et est essentiellement due à un ralentissement de l’activité économique liée à la crise mondiale. Dans ce contexte, le gouvernement va un peu vite en besogne en communiquant de façon très positive sur un bilan global des émissions françaises sur les vingt dernières années…
Les données publiques sur les émissions de gaz à effet de serre montrent des évolutions contrastées selon les normes de regroupement statistiques choisies :
• les données sur les émissions de GES peuvent s’exprimer par gaz, par secteur, selon les conventions adoptées par la Protocole de Kyoto (qui excluent par exemple les émissions liées aux transports aériens ou maritimes internationaux), en tenant compte ou non de l’utilisation des terres, leur changement et la forêt (UTCF), qui permet notamment de comptabiliser des émissions négatives de CO2 (absorption), etc. ;
• les graphiques ci-dessus montrent l’évolution des émissions totales de GES de la France (y compris hors Protocole), depuis 1990, d’abord par gaz ou famille de gaz, puis par secteur de consommation selon les statistiques officielles [5]. On observe en premier lieu une baisse liée à l’augmentation des absorptions de CO2 comptabilisées au titre de l’UTCF. Pour analyser les évolutions structurelles sur l’origine et le volume des émissions, on considère de préférence les émissions hors UTCF.
Les chiffres publiés par les services du Ministère de l’écologie, de l’énergie, du développement durable et de la mer (Meeddm) [6] montrent une baisse de 10,3 % des émissions de gaz à effet de serre françaises entre 1990 et 2009. Toutefois, au-delà d’évolutions contrastées pour les différents gaz à effet de serre pris en compte, cette baisse est essentiellement concentrée sur 2008-2009, et même à la seule année 2009 pour le principal d’entre eux, le CO2 :
• les émissions de l’ensemble des gaz à effet de serre (GES) mesurées dans le cadre du Protocole de Kyoto entre 1990 et 2009 sont restées relativement stables avant de chuter sur les deux dernières années : le niveau de 2007 (439 MteqCO2) était équivalent à celui de 1990 (438 MteqCO2), avant une baisse de 6,4 % en 2008 et de 4 % en 2009 ;
• la baisse observée en 2008 porte essentiellement sur les autres gaz que le CO2, les émissions de CO2 n’ont diminué que de 1,1 % en 2008 ;
• la baisse observée en 2009 porte essentiellement sur le CO2, avec -5,7 % pour les usages associés à l’énergie, ce qui suppose une remontée des autres GES ;
• la baisse sur l’ensemble de la période est plus forte sur les autres GES que sur le CO2, qui ne diminue que de 6,1 % entre 1990 et 2009. Avant les baisses de 2008 et 2009, les émissions de seul CO2 étaient fin 2007 supérieures aux émissions de 1990.
Dans sa communication, le ministre de l’Écologie tire profit de la forte baisse des émissions de CO2 françaises en 2009 pour établir un bilan sur 1990-2009, affirmer l’excellence nationale dans ce domaine et louer la politique climatique du gouvernement [7]. Il procède en la matière par deux raccourcis dangereux :
• il relie, à tort et sans aucune analyse, le constat d’une baisse historique des émissions à une origine structurelle, en particulier aux politiques et mesures mises en œuvre dans le Grenelle,
• il tire très hâtivement des conclusions sur la supposée sobriété en carbone de la société française et la compétitivité économique qu’elle en tirerait.
3. Une baisse des émissions de CO2 due avant tout à la crise économique
La baisse des émissions en 2009 est essentiellement le produit de la crise économique et ne correspond à aucun effort de transformation structurelle. Elle s’explique par un net recul de l’activité économique, en particulier des secteurs industriels les plus intensifs en énergie.
À l’inverse, l’évolution hors crise économique de la production et de la consommation d’énergie ne permet pas d’expliquer la baisse. Et la part des énergies « non carbonnées » stagne toujours...
La baisse des émissions de CO2 en 2009 ne traduit aucun effet structurel lié à l’efficacité énergétique. Elle apparaît au contraire purement conjoncturelle :
• elle est égale à la baisse de consommation en énergie primaire, qui peut être directement reliée à l’effet de l’augmentation des prix de l’énergie fin 2008 (d’où l’amorce de cette baisse en 2008) et à la crise économique,
• elle est essentiellement imputable à quelques secteurs marqués par cette crise : on observe ainsi une baisse de 10,7 % dans l’industrie (la consommation d’énergie de la seule sidérurgie a baissé de 26,6 % en 2009) et de 12,8 % dans la branche énergie (essentiellement due à la crise du raffinage), contre -3,9 % dans le résidentiel-tertiaire et seulement -1,6 % dans les transports (imputable au recul de la circulation des poids-lourds).
La baisse des émissions de CO2 ne provient pas non plus d’un accroissement structurel de la part des énergies dites « non carbonées ». Au contraire, au total, la production « non carbonée » d’énergie en France a baissé en 2009 de 5,4 %, ce qui confirme nettement que la réduction des émissions se joue bien d’abord côté consommation. Dans le détail :
• la baisse n’est pas due à un recours accru à la production électronucléaire. Au contraire, celle-ci a connu en 2009 une baisse historique de 6,8 % liée à diverses difficultés techniques dans l’exploitation du parc. Cette baisse représente, si elle était substituée par des productions d’origine fossile, de 12 à 25 Mt CO2 supplémentaires ;
• la baisse des émissions de CO2 en 2009 n’est pas non plus explicable par le développement des énergies renouvelables. Celles-ci n’ont augmenté en 2009 que de 1,8 % au total (la progression atteint en fait 6,6 % si l’on décompte l’hydraulique, qui a connu en 2009 une baisse de 10 %), ce qui marque un net ralentissement par rapport à 2008 (hausse de 15,8 % hors hydraulique). Cette hausse, qui représente environ 1 Mt CO2 économisée, pèse peu par rapport à la baisse de la production nucléaire ;
• on peut noter au passage que le secteur de l’électricité contribue à la baisse (à hauteur de 3,8 %), malgré une diminution historique de la production nucléaire et hydraulique en 2009. Ce résultat cache deux facteurs intéressants :
i. malgré un fonctionnement accru des centrales thermiques (hausse de production de 3,1 %), leurs émissions sont en baisse du fait d’une combinaison en moyenne plus favorable des moyens de production correspondants, appelés davantage en semi-pointe (fioul, gaz) et moins en pointe (charbon) [8],
ii. l’augmentation des importations d’électricité – ou la délocalisation des émissions des centrales thermiques correspondantes –, avec une nouvelle chute du solde exportateur, tombé à 28 TWh en 2009 (en baisse depuis le record de 77 TWh en 2002, à 48 TWh en 2008).
4. Une transition énergétique en panne
Au-delà de la baisse ponctuelle et conjoncturelle de nos émissions de gaz à effet de serre, la transition énergétique et climatique n’est pas engagée en France, loin de là ! S’il est trop tôt pour mesurer un éventuel impact du Grenelle de l’environnement, le 5e anniversaire de la loi Pope de 2005 permet de mesurer l’écart entre les objectifs fixés et les résultats obtenus. Ce point de passage présage d’autant plus mal de la suite que l’évolution structurelle des émissions montre depuis 1990 des tendances inquiétantes.
Il est beaucoup trop tôt pour observer dans les statistiques les effets du Grenelle, dont les objectifs ont été fixés en 2007 mais n’ont été traduits en loi d’orientation qu’en août 2009 et en loi d’application en juillet 2010.
Les cinq ans de la loi de programme sur les orientations de la politique énergétique (Pope) du 13 juillet 2005 ont permis de constater que les objectifs fixés par cette loi en 2010 ne seront vraisemblablement pas tenus. Ainsi, la loi Pope prévoyait :
• un objectif de baisse de 3 % par an des émissions de GES (pour réduire de 75 % d’ici à 2050). La baisse observée pour le CO2 lié à l’énergie est de 2,3 % par an entre 2005 et 2009, et même 1,2 % par an si l’on isole l’effet de la crise de 2009 ;
• un objectif de baisse de 2 % par an de l’intensité énergétique finale (ratio entre consommation d’énergie finale et PIB). La baisse n’est que de 1 % par an en moyenne sur 2005-2009, dans le prolongement de la tendance passée ;
• un objectif de 10 % d’énergies renouvelables dans l’approvisionnement français en énergie primaire en 2010. En 2009, ce taux n’atteint que 7,7 %, et dans le détail :
i. la part d’origine renouvelable dans la consommation intérieure d’électricité atteint 13,5 % en 2009, loin de l’objectif indicatif de 21 % pour 2010,
ii. la production de chaleur d’origine renouvelable n’a augmenté que de 15,7 % fin 2009 par rapport à 2005, contre un objectif d’augmentation de 50 % avant 2010,
iii. la part des biocarburants atteint en 2009 environ 5 %, contre un objectif de 7 % en 2010.
Ces objectifs sont pourtant des points de passage nécessaires pour respecter les objectifs fixés à horizon 2020 par le Grenelle et le paquet énergie-climat européen, et l’objectif de division par 4 des émissions de GES à 2050.
Après l’abandon de la contribution climat-énergie au début 2010, l’absence de mesures structurantes dans les lois Grenelle 1 et Grenelle 2 ne place pas la France sur la trajectoire pour concrétiser les objectifs à 2020, encore moins à 2050.
Un signe ponctuel mais inquiétant : en 2009, la nouvelle capacité de production électrique repose davantage sur les centrales thermiques (+1.489 MW) que sur l’éolien (+1.247 MW).
L’analyse détaillée des statistiques entre 1990 et 2007 (étude Insee-CGDD [9]) permet d’observer les tendances de fond, au-delà des phénomènes conjoncturels et des effets d’annonce politiques. Cette analyse montre notamment :
• que le progrès technique aurait conduit à une baisse de -33 % des émissions entre 1990 et 2007, toutes choses égales par ailleurs (c’est-à-dire si la structure et les volumes de production et de consommation étaient restés constants) ;
• mais que ce progrès a été totalement effacé par la hausse de la production et de la consommation. Le graphique ci-dessous illustre comment l’augmentation du niveau de la production a annulé les effets positifs de la diminution du contenu moyen en CO2 de l’énergie, et du contenu moyen en énergie de la production ;
• on note également que l’évolution des émissions est très contrastée : on constate une baisse de 10 % des émissions de l’industrie, mais une hausse de 25 % des émissions liées aux services et de 35 % des émissions liées aux transports marchands, et pour finir une hausse de 33 % des émissions directes des ménages (émissions du chauffage des logements et des véhicules particuliers).
5. Un poids croissant des émissions délocalisées
La France veut exporter son modèle énergétique à l’étranger ; mais son empreinte carbone, mesurée à l’échelle internationale, est très alourdie par les émissions provoquées à l’étranger par la demande nationale.
L’analyse des émissions de GES française ne peut, dans une économie mondialisée, s’arrêter aux frontières. Le gouvernement voit dans la France le champion de l’économie verte et décarbonée, alors que les pays compétiteurs n’auraient pas encore engagé cette mutation. À ce titre, il propose un mécanisme d’inclusion carbone aux frontières pour contraindre ces pays à un effort plus important. Une telle analyse ne peut en réalité être menée sans prendre en compte le poids potentiellement croissant des émissions délocalisées à l’étranger.
Les tendances observées entre 1990 et 2007 sur les émissions associées à la production et à la consommation au niveau national doivent être complétées par une analyse sur l’évolution de cette production et de cette consommation en lien avec la mondialisation. L’augmentation continue des échanges suggère en effet qu’une partie de l’évolution des émissions de GES associée à l’économie française se joue hors du territoire national.
Cette évolution peut être mesurée par la différence entre le « périmètre national » (les émissions produites sur le territoire national) et la demande finale nationale, également appelée « empreinte carbone » (les émissions produites sur le territoire national pour la demande française plus les émissions produites à l’étranger pour satisfaire la demande nationale).
Cette différence a été estimée par l’INSEE et le CGDD pour l’année 2005. Les résultats, résumés dans le tableau ci-dessous, montrent que l’« empreinte carbone » de la société française est 33 % plus élevée que les émissions du périmètre national pour les seules émissions de CO2, et de 38 % pour l’ensemble CO2-CH4-N2O.
Première conclusion : la France est moins sobre en carbone qu’il n’y paraît. Ainsi :
• rapportées à la satisfaction de la demande nationale (déduction des exportations pour la demande étrangère et inclusion des importations pour la demande française), les émissions par habitant s’élèvent à 12,0 teqCO2 contre 8,7 teqCO2 sur le périmètre national ;
• autrement dit, en revenant à l’objectif « facteur 4 » que s’est donné la France au vu de ses émissions par habitant, la demande française n’est pas 4 fois trop gourmande en gaz à effet de serre mais 5,5 fois. L’objectif politique d’un niveau équitable d’émissions ne doit pas être un facteur 4 sur la production en France d’émissions entre 2005 et 2050, mais un facteur 5,5 sur le contenu en GES de la demande nationale sur la même période.
Deuxième conclusion : la stabilisation puis la baisse observées sur les émissions du périmètre national cachent probablement une augmentation des émissions liées à la demande nationale via des émissions délocalisées. En effet, même si cette analyse devrait être affinée en prenant en compte l’évolution du contenu en gaz à effet de serre des échanges, on peut déjà noter que :
• le déficit commercial atteignait environ le même niveau relatif (1,2 % du PIB) en 1990 et 2005 (même s’il a connu une période excédentaire dans l’intervalle) ;
• mais le volume des échanges a considérablement augmenté entre 1990 et 2005. Il a plus que doublé en valeur absolue et a progressé plus vite que la croissance (les exportations et les importations représentaient 18 % à 20 % du PIB en 1990, contre 28 % à 30 % en 2005), suggérant que pendant que les émissions étaient stabilisées sur le périmètre national, elles se sont accrues en empreinte carbone ;
• depuis 2005, le volume relatif des échanges et le niveau du déficit ont encore augmenté, suggérant que l’écart entre émissions sur le périmètre national et empreinte carbone s’est encore creusé.
Ces résultats renversent la perspective des conclusions tirées par le gouvernement. En effet, la supposée sobriété en carbone de la France paraît relever davantage d’un recours croissant à une externalisation de ses émissions qu’à une véritable mutation intérieure. Cette question mérite d’être mise sérieusement en débat ;
• l’absence relative de données relatives au calcul de l’empreinte carbone, et plus encore à son évolution dans le temps, fait toutefois obstacle à cette réflexion. Cette approche méthodologique nécessite d’être développée afin d’être intégrée à l’analyse et aux décisions de politique climatique qui en découlent ;
• la France, en proposant un mécanisme d’inclusion aux frontières, se pare d’une vertu qu’elle ne possède pas et renvoie la responsabilité d’efforts supplémentaires à ses partenaires économiques. En réalité, elle semble profiter d’échanges croissants avec eux pour masquer le niveau réel, significativement trop élevé des émissions associées à sa demande économique. Cette proposition semble d’autant plus à contresens que la France n’a pas mené à son terme son projet de se doter d’une contribution climat-énergie.
6. Une illustration des biais : la comparaison France-Allemagne
La comparaison entre la France et l’Allemagne est classiquement évoquée par les promoteurs de la stratégie énergétique et climatique française à l’appui de leurs choix. Elle illustre les biais d’un raisonnement basé sur le seul CO2, restreint aux secteurs de la production et de la consommation d’énergie, et à l’intérieur des frontières nationales. Ainsi, l’avantage de la France est beaucoup moins significatif si l’on prend en compte l’ensemble des émissions de tous les GES associées à la demande finale.
Le Ministère joue pour valoriser ses résultats sur la comparaison des émissions de la France avec celle des pays comparables, notamment au sein de l’Union européenne. L’Allemagne est la plus couramment utilisée pour faire ressortir l’avantage supposé de la France, dont l’explication proposée est le maintien en France d’une forte proportion d’électricité nucléaire contre l’abandon programmé en Allemagne de cette forme d’énergie.
Cette comparaison n’apparaît significativement à l’avantage de la France que par le petit bout de la lorgnette. Ainsi, selon la base de comparaison que l’on retient :
• les émissions de CO2 pour l’électricité sont effectivement beaucoup plus faibles en France, où la base de la production est hydraulique et nucléaire, qu’en Allemagne où le charbon reste important. On émet en moyenne environ 4,5 fois plus de CO2 par kWh produit en Allemagne qu’en France ;
• l’écart est moindre si l’on considère l’ensemble du CO2 lié à la consommation d’énergie. Les émissions correspondantes étaient estimées à 5,8 tCO2/hab en France contre 9,7 tCO2/hab en Allemagne pour l’année 2007, soit 67 % d’émissions supplémentaires ;
• le CO2 représente 75 % des émissions françaises mais 88 % des émissions allemandes, l’écart est donc plus faible si l’on considère l’ensemble des émissions, avec 8,4 teqCO2/hab en France et 11,6 teqCO2/hab en Allemagne en 2007, soit 38 % de plus ;
• enfin, si l’on considère les émissions liées à la demande nationale plutôt que les émissions sur le périmètre national, l’écart se resserre encore. Le seul chiffre disponible pour une comparaison directe est celui de l’étude du projet Carbon Footprint (Université des sciences et des technologies de Norvège) qui estime pour l’année 2001 l’empreinte par habitant à 13,1 teqCO2/hab en France et 15,1 teqCO2/hab en Allemagne, soit 15 % de plus.
Il faut par ailleurs croiser cette comparaison avec une analyse des tendances observées dans les deux pays. Sans entrer dans le détail, on peut noter :
• que l’Allemagne a, contrairement à la France, engagé une action en profondeur sur les émissions sur son périmètre national. Même si cette baisse a commencé par l’effondrement économique de l’ex-Allemagne de l’Est, l’Allemagne a su se réorganiser et réorienter son économie comme son système énergétique. Elle a connu une baisse avant la crise, entre 1990 et 2007, de 16 % de ses émissions de CO2 liées à l’énergie contre une augmentation de 4,9 % en France ;
• que l’évolution des émissions en empreinte carbone a sans doute été plus favorable en Allemagne qu’en France par rapport à 2001 : la balance commerciale française est passée d’un excédent de 23 G$ en 2001 à un déficit de 51 G$ en 2009 ; à l’inverse la balance commerciale allemande a vu son excédent gonfler de +0,3 G$ en 2001 à +165 G$ en 2009 ;
• qu’une partie non négligeable de l’empreinte carbone de la France est réalisée sur le périmètre national de l’Allemagne, pour un déficit commercial particulier avec ce pays atteignant 18,9 G€ en 2008.
7. Conclusion
L’analyse de l’évolution des émissions de gaz à effet de serre françaises et de ses causes révèle une situation très différente de l’image vertueuse donnée par le gouvernement. Loin de pouvoir s’accorder un satisfecit, la France doit en réalité renforcer son action si elle veut rester dans les temps pour atteindre les objectifs de « sobriété carbone » qu’elle s’est fixés.
• L’évolution marquée à la baisse dans les chiffres de 2009 par rapport aux chiffres de 1990 est essentiellement due aux années les plus récentes, et en grande partie imputable à la crise économique.
• Cette évolution ne traduit en revanche aucune évolution structurelle du système énergétique. La France affiche sur ce plan des objectifs très ambitieux à l’horizon 2020 et à l’horizon 2050. Mais elle n’est même pas en mesure de respecter les objectifs intermédiaires qu’elle s’est fixés pour 2010 dans une loi de 2005, et n’a pas inscrit dans les lois issues du Grenelle des mesures propres à redresser sa trajectoire. La transition énergétique vers une société sobre en carbone n’est pas réellement engagée.
• L’évolution économique est en revanche marquée, avant la crise de 2008 et 2009, par une tendance structurelle à l’augmentation de la production et de la consommation qui a totalement effacé, entre 1990 et 2007, les gains sur les émissions associés à l’évolution technique du système (développement des productions d’énergie non carbonée et efficacité énergétique).
• De plus, l’évolution des émissions sur le seul « périmètre » du territoire national, cache une évolution structurelle liée à la délocalisation d’émissions produites à l’étranger pour satisfaire la demande française. L’évolution de ces « fuites de carbone » reste à quantifier. Les premières informations disponibles sur leur volume en 2005, évalué à 38 % des émissions domestiques, montrent que l’objectif d’un facteur 4 sur le périmètre national se traduit en fait, pour rester équitable au niveau mondial, par un objectif de facteur 5,5 sur l’« empreinte carbone » totale de la société française.
• L’exemplarité revendiquée par la France en termes de niveau d’émissions porte sur le seul CO2 lié à l’énergie dans les émissions domestiques. Elle apparaît bien moindre lorsqu’on étend le champ à l’ensemble des GES sur l’ensemble des secteurs et du périmètre à l’empreinte carbone. L’écart de 67 % en faveur de la France par rapport à l’Allemagne sur le CO2 lié à l’énergie tombe ainsi à 15 % ou moins encore lorsque toutes les émissions sont prises en compte.
• Au total, la France ne semble pas en mesure, malgré l’évolution positive de ses émissions en 2009, de revendiquer une avance significative en termes de sobriété carbone. Il lui reste à mettre réellement en œuvre une mutation de son système énergétique et de son économie, avant de revendiquer la mise en place de mécanismes internationaux censés favoriser la reproduction de son modèle à l’étranger.
Yves Marignac, directeur de WISE-Paris, exerce depuis près de quinze ans des activités de consultant en France et à l’international dans les domaines du nucléaire, de l’énergie, des politiques énergétiques et des processus d’évaluation et de décision associés.
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