Cet article a été publié en 2010 dans le cadre du numéro 28 des cahiers de Global Chance en collaboration avec Politis : Science, pouvoir et démocratie. faisant acte du colloque « Science et démocratie » organisé le 20 novembre 2010 par l’AITEC, la Fondation Sciences citoyennes, Global Chance et Politis. Cette intervention fut suivie d’un débat reproduit dans ce numéro.
Le contrôle démocratique des scientifiques et de la science
En octobre 1996, le colloque « Pour une science responsable » s’intitulait Science, pouvoir et démocratie. La référence à ce colloque est doublement symbolique. Il avait été présidé par Jean-Yves Barrère, qui nous a quitté le 23 juillet 2009, et qui fait partie des auteurs de l’article collectif que Claude Allègre a attaqué en diffamation. Il avait été organisé en hommage à Martine Barrère, par l’AITEC, le Forum Plutonium, Global chance et 4D. Martine Barrère s’était plusieurs fois opposée à Claude Allègre. A l’occasion de l’appel de Heidelberg initié par Claude Allègre au moment du Sommet de la terre de Rio en 1992. A l’occasion aussi de la polémique sur le volcan de la Soufrière. Claude Allègre avait utilisé ses fonctions académiques pour mener une campagne contre elle et ses positions dans le journal La Recherche.
Les débats du colloque menés avec la participation active de 92 intervenants, pour la plupart des scientifiques, concernaient la responsabilité de la science et des scientifiques et le rapport de la science et des scientifiques au pouvoir, le contrôle démocratique de la science et le rôle des citoyens dans le contrôle de la science. Ce texte reprend plusieurs des formulations des intervenants. Les conclusions de ce colloque restent étonnement actuelles. Elles ont été confirmées par l’évolution de la situation, l’accentuation de la mondialisation et l’approfondissement de la crise ; et aussi par l’affirmation des positions du mouvement altermondialiste.
Les responsabilités des scientifiques et de la science nécessite un détour par le rapport entre la science, les scientifiques et le pouvoir. Trois pouvoirs délimitent l’espace du rapport entre science et démocratie : celui des scientifiques, celui des politiques et celui des médias. Les scientifiques arguent du savoir, les politiques de la représentativité, les journalistes de l’opinion. Cette mise en scène laisse dans l’ombre deux facteurs essentiels : la logique dominante du système et la présence active des citoyens.
La responsabilité de la science passe par les responsabilités des scientifiques. Une logique dominante pèse sur chacun des pouvoirs et fixe ses contraintes. La science et les scientifiques sont inextricablement liés au pouvoir, au pouvoir d’État et au pouvoir économique et financier. Il ne s’agit pas seulement des politiques scientifiques et de la recherche. La science est le produit du système, son aboutissement, son chef d’œuvre. La science n’est pas indépendante de la logique néolibérale qui caractérise la phase actuelle de la mondialisation capitaliste. Les orientations et les choix sont soumis à la logique néolibérale, à la rationalité du marché mondial des capitaux et de la définition de ses profits. Cette orientation détermine les comportements dominants dans le milieu scientifique et dans les institutions scientifiques. Par rapport à la mondialisation capitaliste, c’est la science elle-même qui est en question. Elle l’est par rapport à l’universalisme européen et occidental qui a permis l’expansion scientifique et qui l’a déterminé. Immanuel Wallerstein le définit à travers la formule : de la colonisation au droit d’ingérence. Il indique que la recherche d’un universalisme universel passe par la déconstruction de l’universalisme européen.
Cette proposition est renforcée par la montée en puissance du paradigme écologique. C’est sans doute par rapport à la crise écologique et à ses nouveaux paradigmes que les bouleversements sont les plus grands. Les nouvelles propositions croisent toutes les autres dimensions. Elles remettent en cause les fondements philosophiques de la transformation sociale et de l’émancipation : le rapport à la Nature et à la planète, la conception du progrès et de la science, la compréhension de l’universel, de la finitude et de la nécessité, les formes de pouvoir...
C’est à partir du sommet de Rio, en 1992, que s’est noué le nouveau débat fondamental sur l’évolution de la pensée scientifique. Au début de la Conférence, des scientifiques de renom ont publié un « Appel de Heidelberg », dans lequel ils déclaraient s’inquiéter de « l’émergence d’une idéologie irrationnelle qui s’oppose au progrès scientifique et industriel et nuit au développement économique et social » et affirmaient que « l’état de nature, parfois idéalisé par des mouvements qui ont tendance à se référer au passé, n’existe pas et n’a probablement jamais existé depuis l’apparition de l’homme dans la biosphère, dans la mesure où l’humanité a toujours progressé en mettant la nature à son service et non l’inverse ». De nombreux scientifiques, liés aux mouvements sociaux et citoyens, ont réagi avec vigueur, notamment dans l’« Appel à la raison pour une solidarité planétaire » lancé par l’association de scientifiques et d’experts Global Chance, contre cette conception datée du progrès, conçu comme l’alliance entre la science et l’industrie, et portée par les « comportements d’impérialisme scientifique qui prétendent sauver l’humanité par les seules science et industrie ». Ce débat continue aujourd’hui avec l’offensive des scientifiques sceptiques qui remettent en cause l’urgence climatique et/ou la responsabilité des activités humaines dans cette évolution.
Les nouvelles réflexions qui s’expriment dans le mouvement altermondialiste correspondent à une orientation stratégique qui oppose à la logique systémique du néolibéralisme, celle d’une régulation par le marché mondial des capitaux, l’organisation de chaque société et du monde par l’égalité d’accès aux droits pour tous et l’impératif démocratique. Elles s’attachent à formuler de nouveaux droits qui s’appuient sur des notions avancées dans les analyses critiques pour les réinterpréter et les mettre en perspective. Le mouvement altermondialiste est clairement engagé dans la conquête de nouveaux droits, dans l’émergence d’une nouvelle génération de droits fondamentaux.
Par exemple, les « droits de la planète » traduisent une rupture avec la modernité des derniers siècles dans les rapports avec la Nature. Les droits à la souveraineté sous ses différentes formes, notamment la souveraineté alimentaire, mettent en avant de nouvelles formes d’autonomie. Les droits des migrants et des diasporas remettent en cause les conceptions des frontières. Les biens communs, tels que l’eau, la terre et les semences, l’énergie, la biodiversité, l’air et le climat mettent en discussion les droits de propriété. Le droit du « bien-vivre » s’oppose à l’idée que « vivre mieux » passe par « consommer plus », qui est un des fondements de la croissance productivité. Ces aspects seront repris ultérieurement dans l’approche des alternatives et des pratiques concrètes qui anticipent les projets d’émancipation à l’œuvre.
Le processus des Forums sociaux mondiaux laisse une grande place à ces approches. Les peuples indigènes ou originaires y posent avec force la question de l’universel et des conditions pour le construire. Sans remettre en cause l’intérêt de la science et de la modernité, ils en soulignent les limites et contestent la dévalorisation des savoirs traditionnels et des approches des différentes civilisations. Ils avancent ainsi l’hypothèse d’une crise de civilisation qui donnera la chance d’ouvrir de nouvelles pistes. Cette proposition donne une opportunité considérable, la chance d’une réflexion sur la science, sur son histoire et son devenir.
Le contrôle démocratique
La réflexion sur le contrôle démocratique de la science ne se limite pas à la nécessité de faire accepter un contrôle démocratique de l’activité des scientifiques. D’autant que les scientifiques ont conscience de faire partie des élites et que l’acceptation par les élites d’un contrôle est loin d’être évidente.
Les sociétés, confrontées aux pouvoirs, ont appris à se réguler et à contrôler le militaire, le religieux et le politique. Pour cela elles ont recours aux citoyens. Sont-elles à même de contrôler le scientifique ? L’espace du contrôle a été l’espace national et l’instrument du contrôle a été l’Etat-Nation. Cet espace constitue toujours la base du contrôle démocratique et s’impose aux scientifiques. Les politiques scientifiques sont subordonnées aux politiques nationales. Et la scène internationale est toujours une scène interétatique.
L’espace mondial ne se réduit pas à la conjonction des espaces nationaux, à l’international ; il en fait éclater les cadres. Le contrôle démocratique a beaucoup de mal à s’imposer aux modes de régulation dominants de la mondialisation dans sa phase actuelle : à la finance et au marché mondial des capitaux ; au commerce mondial et aux entreprises multinationales ; au contrôle de l’information et aux médias. D’autre part, certaines questions relèvent de ce que l’on appelle la gouvernance mondiale et ne sont pas réductibles aux espaces nationaux, même si, pour l’instant, la régulation mondiale passe par l’action des états nationaux. Il en est ainsi par exemple de deux grandes questions qui structurent actuellement l’avenir, celle des équilibres écologiques et notamment du climat, et celle des migrations. Il en est ainsi depuis bien plus longtemps de la science.
La science gagne une place singulière dans l’histoire de la pensée humaine et dans la production des connaissances. Elle s’autonomise et se justifie par elle-même. Dans sa magistrale histoire des idéologies, François Châtelet propose de distinguer trois périodes dans cette histoire : celle des mondes divins, jusqu’au Ville siècle, puis la période de l’Église et de l’État, du XIe au XVIe siècle et enfin, dans la période contemporaine, celle du rapport entre savoir et pouvoir. La montée en puissance de la science rencontre aujourd’hui une limite, celle de son alliance avec l’économie qui remet en cause sa neutralité. La science sert de fondement au progrès et à la productivité, elle gagne le statut de force productive au dessus de la mêlée des profits et du capitalisme alors qu’elle en devient la justification. Elle est présentée comme le facteur déterminant de la transformation sociale, alors même qu’elle se coule dans les rapports sociaux dominants et en consolide la reproduction. Elle permet de mettre la réalité d’un changement continu au service de la permanence de la logique du système dominant. Elle permet que « tout change pour que rien ne bouge ».
L’alliance de la science et de l’économie a remplacé l’alliance des Lumières entre la science et la liberté. Quelle fonction critique garde la science ? On peut toujours mettre en avant l’intérêt et la puissance d’une démarche scientifique, à condition de lui redonner son ancrage philosophique. Proposons pour caractériser cette démarche « la liberté de penser et l’obligation de vérifier » qui est bien loin de la marchandisation de la science qui s’impose dans les politiques scientifiques et qui cherche à envahir la pensée scientifique. Pour construire une culture scientifique, il faudrait soumettre la science à la critique scientifique et saluer la montée en puissance des « critiques de science ».
Les scientifiques recherchent des espaces de liberté, des marges de manœuvre et de l’autonomie. Encore faudrait-il que cette ambition ne se limite pas à leur activité, à la préservation ou au renforcement de leur pouvoir. Elle est indissociable de l’interrogation sur l’utilité sociale de leur activité et plus généralement de l’activité scientifique. Ainsi, la liberté de la recherche fait partie des droits fondamentaux quand elle rejoint la liberté de penser et la liberté individuelle et collective. De même que la liberté de la presse, même si elle y contribue et en est une condition nécessaire, ne résume pas la liberté d’opinion et la liberté d’expression.
Le contrôle démocratique de l’activité scientifique passe par l’action citoyenne. Cette action citoyenne résulte de l’intervention des mouvements sociaux et citoyens. Ceux-ci sont porteurs d’une logique antisystémique qui participe à façonner la réalité au même titre que la logique systémique qu’ils contestent. Ainsi, le mouvement ouvrier et les syndicats ont permis d’infléchir la logique du capitalisme industriel dans la phase fordiste et keynésienne de la mondialisation capitaliste. De même aujourd’hui, le mouvement altermondialiste conteste la logique néolibérale de la phase actuelle de la mondialisation capitaliste, celle du capitalisme financier.
Cette contestation trouve un écho dans l’action de certains scientifiques qui interrogent la nature de la production scientifique dans sa subordination aux formes de la production dominante. Elle répond à l’attente des citoyens qui éprouvent le sentiment que la science s’éloigne de plus en plus de leurs préoccupations, avec la complicité active, ou par un désengagement voulu ou subi, des pouvoirs publics. A titre d’illustration, on peut citer les démarches qui sont engagées par certains scientifiques et des associations qui se sont réunies dans les réseaux du tiers secteur scientifique pour proposer des critères, des concepts et des outils de travail plus démocratiques et répondant plus directement à la demande des citoyens. Ils estiment que la production des savoirs peut-être gouvernée par d’autres logiques que le désir de puissance, la soif de profits ou la volonté de savoir d’un seul groupe professionnel. L’élaboration des connaissances peut être construite collectivement pour favoriser les savoirs alternatifs, créer de nouveaux paradigmes scientifiques, en incluant les conditions sociales et environnementales et en s’appuyant sur les conceptions du monde discutées dans les sociétés. Ils remettent en cause le pouvoir que se sont arrogés les scientifiques et les politiques de parler au nom de tous. Le tiers secteur scientifique s’inscrit, par ses valeurs, ses pratiques et ses résultats, dans la mouvance plus large de l’économie sociale et solidaire. Il n’a pas vocation à rester dans les marges des secteurs étatiques et marchands pour combler leurs lacunes ou réparer leurs dégâts. Il retrouve la nouvelle culture politique qui se fait jour dans les Forums sociaux mondiaux : l’importance de la diversité, les activités autogérées, l’intérêt de l’horizontalité par rapport à la verticalité.
Le contrôle démocratique passe par la convergence entre les scientifiques et les mouvements sociaux et citoyens.
Il implique des structures de débat entre scientifiques et citoyens, le refus du consensus dans les structures officielles, l’évaluation publique et contradictoire, l’impératif de partage des connaissances et des compétences, le renforcement de capacité de réponse des citoyens par la participation des scientifiques, l’approfondissement de l’éthique individuelle et collective.
Dans le cas de la science et de sa dimension mondiale, l’action citoyenne peut s’appuyer sur le mouvement social et citoyen mondial. Plusieurs composantes de ce mouvement sont directement interpellées par les effets et les conséquences de l’activité scientifique. Et dans ces cas, la liaison entre certains scientifiques et les mouvements est constante. Ainsi, dans le cas du nucléaire, du climat, des catastrophes industrielles, de l’épuisement des ressources naturelles, de l’eau, de l’extractivisme, de la biodiversité, des OGM, etc. La dimension mondiale est indispensable pour comprendre les phénomènes, les effets, les évolutions. Le mouvement citoyen mondial joue un rôle déterminant dans la prise de conscience. Il construit une expertise citoyenne mondiale qui conteste le monopole de l’expertise dominante et le pouvoir de la tecnostructure, celle des complexes qui allient les militaires, les institutions étatiques, les firmes multinationales et les opérateurs financiers.
Le mouvement citoyen mondial articule plusieurs formes d’intervention : les luttes et les résistances, l’élaboration intellectuelle et l’expertise citoyenne, la revendication de politiques publiques fondées sur l’égalité des droits, les pratiques concrètes d’émancipation au niveau local, national et global. Sur tous ces plans, l’apport des scientifiques citoyens est considérable.
D’autant que l’heure est grave. Dans plusieurs sociétés, la sortie de crise est recherchée à travers des régressions sociales et idéologiques majeures. Elle entraîne des politiques autoritaires, répressives, le recours à la déstabilisation, aux conflits et aux guerres. L’insécurité est croissante dans les sociétés ; insécurité sociale avec la montée du chômage, insécurité sur le logement exacerbée par la crise des « subprimes », insécurité écologique, etc. La réponse à cette insécurité est assurée par une idéologie sécuritaire, par la répression par rapport à la prévention, par la fameuse « tolérance zéro » qui est la définition mathématique de l’intolérance totale. Elle accompagne la référence à l’inné par rapport à l’acquis, la criminalisation de la pauvreté et de la solidarité. Le choix est de plus en plus clairement entre xénophobie et altermondialisme. Dans cette croisade, certains scientifiques ont accepté de s’embrigader, de disserter sur les inégalités génétiques et les inégalités sociales. Dans cette situation, le recours à la norme reprend ses droits. Le système dominant ne supporte plus la contradiction ; ce qui était réformateur est aujourd’hui subversif. L’obéissance à la science est requise. Elle suscite, parmi les voies nouvelles que peut prendre la solidarité, les nouvelles formes de résistance que sont la désobéissance civile et la non-violence active, la reconstitution et la consolidation des solidarités au travail et dans la société.
Sur le plan du contrôle démocratique de la science, le mouvement citoyen mondial s’appuie sur deux propositions : le droit international et la culture. Le droit international ne doit pas être subordonné au droit des affaires et doit être régi par la Déclaration universelle des droits de l’Homme. La culture scientifique doit contribuer à remettre en cause l’hégémonie culturelle qui subordonne l’activité humaine au profit, aux égoïsmes et à la force. Il s’agit de développer des représentations culturelles qui intègrent la nécessité d’une maîtrise du développement scientifique. L’ambition est d’interroger doublement la science, dans ses conséquences et dans ses fondements. De rechercher quel universel construit la science et à quel universel elle peut correspondre.
Le Forum mondial « Science et démocratie » a été lancé, avant le Forum social mondial, à Belém, au Brésil, le 26 janvier 2009. Il s’agit de s’inscrire dans un mouvement plus général de définition d’un nouveau contrat entre science et société, qui doit se traduire par une maîtrise sociale et une démocratisation participative de la science. La montée de l’expertise et de la recherche associatives et indépendantes participe de l’affirmation de la société civile, à partir des mouvements sociaux et citoyens, comme instance de discussion démocratique des innovations et des choix scientifiques et techniques. Ce mouvement propose de renouveler les relations traditionnelles entre les intellectuels et les mouvements sociaux, souvent orageuses et difficiles, balançant entre les méfiances ouvriéristes et l’intellectualisme élitiste. Il propose de rappeler qu’à côté des universitaires, il y a des intellectuels et des chercheurs ouvriers, paysans et autres. Les sciences pour tous doivent se construire avec tous, dans le dialogue avec des savoirs et savoir-faire souvent dévalorisés - ceux des malades, des paysans, des associations, des profanes, des « communautés indigènes », etc. La deuxième réunion du Forum mondial « Science et démocratie » aura lieu les 4 et 5 février 2011, au moment du prochain Forum social mondial à Dakar.