Benjamin Dessus
Mediapart, mardi 23 décembre 2008
En ces temps de préoccupations pour la pérennité des ressources pétrolières et le réchauffement du climat, la martingale énergétique française « tout électrique - tout nucléaire » déjà vieille d’une bonne trentaine d’années, avec son cortège de louanges aux vertus du chauffage électrique, est présentée par le président Sarkozy et son gouvernement comme l’exemple à généraliser d’urgence pour sortir de la crise énergétique et climatique.
A l’argument massue des années 1970 « on n’a pas de pétrole mais on a des idées » et à la mise en avant de l’indépendance énergétique que gagnerait la France en adoptant un programme nucléaire ambitieux, s’est ajouté depuis les années 90 celui des économies d’émissions de gaz carbonique (CO2) responsables du renforcement de l’effet de serre. D’où la pression du gouvernement pour une forte relance, en France avec le lancement de l’EPR à Flamanville et l’annonce d’un second EPR, en Europe, et, plus largement, un peu partout où notre président passe, en particulier dans les pays du sud de la méditerranée.
Et c’est vrai que dans la tête des français, le chauffage électrique domestique est indissolublement lié à l’électricité nucléaire et aux économies de gaz à effet de serre.
Regardons y d’un peu plus près
Il est bien vrai que l’électricité nucléaire produit nettement moins de gaz carbonique que celle qui est produite par le charbon ou le gaz naturel, ses deux principaux concurrents. Le fonctionnement même des centrales nucléaires ne dégage pas de CO2. Par contre, la construction des centrales, l’extraction de l’uranium, son transport et le retraitement du combustible usé sont sources de CO2 : de 20 à 90 g/kWh selon les études, contre 840 pour une centrale à charbon ou 370 pour une centrale à cycle combiné à gaz modernes.
Les 440 TWh de nucléaire produits en France en 2007 ont donc émis de 9 à 40 Millions de tonnes de CO2. Sur ces 440TWh, 340 seulement ont été fournis au réseau national. Un peu moins de 70 TWh ont été exportés, et 30 ont été consommés par le cycle nucléaire lui même (fabrication du combustible, autoconsommation des centrales). Produits à partir de gaz naturel, ces 340 TWh auraient émis 126 Mtonnes de CO2. L’économie d’émission de CO2 pour la France est donc de 96 à 116 Mt de CO2, soit 18 à 23% des émissions totales de la France (553 Mt d’équivalent carbone).
Du côté de l’indépendance énergétique, c’est bien évidemment au pétrole qu’on pense d’abord. Et là, déception puisque, après 30 ans de nucléaire, nous consommons un peu plus de pétrole par habitant (1,46 tonnes) que nos voisins anglais (1, 33), allemands (1,36) ou italiens (1,31), pourtant beaucoup moins dépendants du nucléaire (voire sans nucléaire pour l’Italie). De ce point de vue là donc, un coup d’épée dans l’eau.
Et le chauffage électrique ?
Le chauffage électrique se caractérise par un emploi très saisonnier : environ 3.000 heures d’hiver d’une année qui en comporte 7860. Il se trouve que le nucléaire n’est pas bien adapté à des applications de ce genre à temps partiel, à la fois pour des raisons techniques (on sait très mal moduler la puissance d’une centrale nucléaire) et plus encore pour des raisons économiques. En effet, près des trois quarts du coût de production nucléaire est constitué de frais fixes : amortissement de l’investissement initial et frais fixes annuels (en particulier les salaires du nombreux personnel des centrales). Par contre, la part du combustible, l’uranium, dans le coût total est marginal. C’est pour cela que le coût au kWh d’une centrale nucléaire augmente très vite quand son temps de fonctionnement annuel diminue. Pour 3000 heures de fonctionnement par an le coût du kWh nucléaire est 2,5 fois plus important que pour un fonctionnement en continu, alors qu’il n’est que de 1,4 fois plus important pour le kWh ex gaz naturel et 1,8 fois pour le charbon. Pour moins de 5000 heures par an le coût du kWh devient prohibitif.
Pas étonnant dans ces conditions que RTE, l’entreprise qui en France se fournit au jour le jour sur le marché européen libéralisé de l’électricité pour alimenter le réseau français dans les meilleures conditions financières possibles, fasse un appel important aux capacités électriques à base de charbon ou de gaz pour le chauffage électrique. L’Agence de la maîtrise de l’énergie et de l’environnement et RTE ont ainsi montré que le contenu en CO2 du kWh fourni au chauffage électrique des logements en France se situe en réalité dans une fourchette de 500 à 600 grammes. Le chauffage électrique en France est donc bien plus émetteur qu’un chauffage au gaz (195 g/kWh) ou au fioul (310g).
Ce n’est donc pas sur la généralisation du chauffage électrique que nous pouvons compter pour réduire les émissions de CO2. Dans l’état actuel et prévisible à 20 ans du parc de production européen l’introduction de chauffage électrique est très contre-performant du point de vue des émissions de CO2. En France, bien que beaucoup plus développé, avec une quarantaine de TWh, que dans la plupart des pays d’Europe, il ne représente encore que de l’ordre de 11% du chauffage domestique, loin derrière le gaz naturel (35%), le fioul (25%) et même le bois (22%) mais représente déjà plus de 25% des émissions du secteur. A moins que cela ne soit pas grave puisque ces émissions sont imputées à nos voisins qui nous fournissent l’électricité en question, ce qu’on appelle la solidarité européenne !
C’est pourtant sur cette généralisation du chauffage électrique ou d’applications saisonnières du même type que s’appuient les promoteurs d’une relance du nucléaire en France, puisque la surcapacité actuelle ne se résorbe encore à peu près que grâce à l’exportation des kWh excédentaires à bas prix sur le marché européen.
On voit bien qu’on est en plein contresens.
Si on tente d’élargir la pénétration de l’électricité en France, essentiellement dans le chauffage de locaux de l’habitat tertiaire, car c’est le secteur où c’est a priori le plus facile, c’est à des applications saisonnières ou de pointe journalière qu’on s’attaque principalement. Le nucléaire y est particulièrement mal adapté puisque son coût devient prohibitif dès qu’on tombe au dessous de 5000 heures de fonctionnement annuel. En développant ces usages, on contribue à renforcer la pointe d’hiver avec plusieurs conséquences :
• ou bien on renforce d’un facteur 2 à 3 les émissions de CO2 en alimentant cet usage à partir de centrales thermiques à gaz ou à charbon qui produisent l’électricité la moins chère en hiver, comme on le fait aujourd’hui,
• ou bien on accepte de payer le kWh de chauffage à des prix suffisamment élevés pour rentabiliser des centrales nucléaires quelques milliers d’heures par an. Mais quand on sait (on l’a récemment appris d’EDF elle même) que le kWh nucléaire des nouvelles centrales EPR coûtera déjà au moins 5,5 centimes d’euro contre 4,3 initialement prévus pour un fonctionnement continu de 8760 heures par an (et de l’ordre de 3,5 ct pour les centrales actuelles partiellement amorties), on peut s’attendre à des factures d’électricité de chauffage au moins deux fois plus chères qu’aujourd’hui, autour de 20ct d’euro par kWh. Mais payer 20 ct d’euro le kWh d’électricité pour se chauffer c’est l’équivalent de payer le fioul de sa chaudière sur la base d’un pétrole à 300 $ le baril !
Reste évidemment une possibilité pour sortir partiellement de cette absurdité : généraliser massivement l’emploi des pompes à chaleur dont les meilleures consomment 3 fois moins d’électricité que les convecteurs classiques pour le même service de chauffage. Les émissions de CO2 seraient réduites d’autant et deviendraient comparables à celle d’une chaudière à gaz. Du coup, avec l’électricité économisée, on aurait de quoi alimenter en chauffage électrique 3 fois plus d’habitations qu’aujourd’hui sans avoir à produire un seul kWh supplémentaire, nucléaire ou non. Sauf, bien entendu, si l’on arrive à convaincre les français qu’ils ont un urgent besoin de climatisation dès les premiers beaux jours pour écouler l’électricité en surplus à la sortie de l’hiver !
On voit donc que le mythe du « tout électrique - tout nucléaire - zéro émission » qui fonde depuis trois décennies la politique énergétique française repose sur des présupposés qui tiennent bien peu compte des réalités économiques et environnementales. Les scénarios de la Direction générale de l’énergie et du Climat qui sont censés appuyer la nouvelle « Programmation Pluriannuelle des Investissements » qui sera présentée en début de l’année au Parlement en sont la preuve : considérant comme un dogme intangible le maintien du nucléaire à son niveau actuel, ils anticipent une exportation d’électricité de 140 TWh en 2020, plus du double d’aujourd’hui. Et comme EDF vient d’affirmer son intention de prolonger la vie des centrales nucléaires actuelles de 10 à 20 ans (et donc au delà de 2020), on risque fort d’avoir à en écouler 25 de plus (celui des deux EPR prévus). Mais à qui, en Europe, à quel prix et avec quelles lignes à haute tension, vendre ces 165 TWh de nucléaire, si comme le souhaite ardemment notre président, Anglais, Allemands et Italiens se remettent au nucléaire et que l’électricité renouvelable se développe comme prévu dans le « paquet climat » que l’Europe vient d’adopter ?
Bref, encore une bulle, partiellement gonflée de gaz carbonique, qui risque fort de nous éclater à la figure dans les années qui viennent.
Post-scriptum (27 janvier 2009)
La publication de cette tribune a été suivie par une violente remise en cause de Benjamin Dessus sur le site de l’association pro-nucléaire Sauvons le climat. Un communiqué de Global Chance et une « Réponse à “Sauvons le nucléaire” » reviennent donc sur la question et sur les attaques formulées à l’encontre de Benjamin Dessus.
Il en ressort que ces accusations relèvent de partis pris idéologiques et d’une méconnaissance profonde de l’économie de l’électricité. La pertinence de la conclusion principale de la tribune publiée sur Mediapart reste donc entière : « Dans l’état actuel et prévisible à 20 ans du parc européen de production, ce n’est pas sur la généralisation du chauffage électrique que nous pouvons compter pour réduire les émissions de CO2. »