Fukushima : « On a fait semblant de découvrir les dangers nucléaires »

, par   Bernard Laponche

Réagissant au rapport sur les évaluations complémentaires de sûreté, remis au Premier ministre cette semaine par l’Autorité de sûreté nucléaire, Bernard Laponche déplore l’hypocrisie et le déni de l’État autour des trop nombreux risques nucléaires. Après avoir pointé la réelle faiblesse des contre-pouvoirs institutionnels (ASN et IRSN) face à des acteurs tels qu’EDF ou le CEA, il souligne que la sûreté nucléaire a besoin d’un examen critique extérieur beaucoup plus approfondi et réellement indépendant du milieu nucléaire.

Bernard Laponche, entretien accordé à Sophie Verney-Caillat et publié sur le site d’information en ligne Rue89 le dimanche 8 janvier 2012.


Bernard Laponche est l’un des rares ingénieurs français capable d’opposer des arguments pragmatiques aux promoteurs du nucléaire. Malgré ses 73 ans, ce consultant international spécialiste des questions de maîtrise de l’énergie, membre fondateur de l’association Global Chance et coauteur d’un récent essai « En finir avec le nucléaire, pourquoi et comment » (Seuil), a gardé intacte sa capacité d’indignation.

Il nous a reçu chez lui pour évoquer longuement le rapport sur les évaluations complémentaires de sûreté, remis au Premier ministre cette semaine par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN).

Cet ancien conseiller technique de Dominique Voynet, entré au Commissariat à l’énergie atomique (CEA) à sa sortie de Polytechnique, se sent de moins en moins seul à penser que l’industrie nucléaire est trop risquée et qu’au nom de la simple comparaison entre les risques qu’elle nous fait courir et les bénéfices qu’elle nous procure il vaudrait mieux s’en passer.

Rue89 : Est-ce qu’avec ce rapport de l’ASN, la question du nucléaire est en train de devenir moins « idéologique » ?

Bernard Laponche : On a souvent entendu dire que les antinucléaires étaient idéologiques. Moi j’ai toujours constaté que ce sont plutôt les pronucléaires qui le sont. J’appuie ma position sur des arguments expérimentaux, physiques.

En France, il y a une espèce de croyance, entretenue par EDF, le CEA, la recherche... que le nucléaire est sûr et hypermoderne. Les choses changent et beaucoup de gens se disent maintenant : « Si ça foire comme ça au Japon »...

L’avenir du nucléaire se fera aussi sur un calcul : si sortir du nucléaire s’avère moins cher et moins risqué que d’y rester, cela basculera. Jusqu’ici nos arguments étaient considérés comme farfelus ou exagérés, maintenant ils sont vus comme valables, y compris au Parti socialiste, et même à l’UMP, certains nous écoutent.

Vous parlez d’un « bloc nucléaire », est-ce un lobby ?

Je suis contre le mot lobby car c’est beaucoup plus que cela. C’est l’É tat, la haute administration, avec le corps des Mines et même l’Ena, donc la plupart des politiques qui sont pronucléaires. Sans parler du pouvoir du CEA, qui est un État dans l’État car il est à la fois dans le civil et le militaire, Areva qui a de l’argent pour se payer des publicités dans les médias, EDF tentaculaire... C’est un bloc, difficile à fissurer, qui commence à se fissurer aujourd’hui.

Le nucléaire a été monté en épingle en France comme étant quelque chose de super important, et aujourd’hui, on s’aperçoit que le roi est nu, par un excès d’arrogance.

L’ASN et l’IRSN sont-ils indépendants à vos yeux ?

À l’intérieur de cet État pronucléaire, ils ont un rôle de contrôle, qui n’ira jamais jusqu’à une remise en cause du nucléaire. C’est comme l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), à la fois chargée de contrôler le nucléaire, et aussi de le promouvoir, en somme de vérifier qu’on ne fait pas n’importe quoi avec.

L’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) fait un très bon boulot de recherche et d’expertise. Ce sont surtout des ingénieurs qui trouvent dans la complexité du nucléaire des sujets de recherche passionnants. J’ai fait partie de cette « race », je les comprends.

L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) a tendance à se prendre pour Dieu le père en disant « Moi, je suis juge ». Ils ont le pouvoir de dire au gouvernement s’il faut arrêter les centrales, mais ne l’ont jamais fait.

Où sont les experts vraiment indépendants alors ?

En France, si vous êtes un universitaire et que vous êtes antinucléaire, votre carrière est foutue.

Il y a bien le Groupe de scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire (GSIEN), créé dans les années 70 par des physiciens militants du Collège de France, et puis Wise Paris, avec Mycle Schneider et Yves Marignac, et l’association Global Chance, des labos indépendants comme la CRIIRAD et l’Acro, certains membres des CLI, mais cela fait peu de monde et peu de moyens. Le recours à l’expertise indépendante et à la contre-expertise devrait être systématique et rémunéré.

C’est comme dans le médicament, où l’on s’aperçoit que les experts sont liés aux labos et ne sont pas indépendants. Si vous êtes dans un labo et que vous n’avez l’aide d’EDF ni de personne, vous n’êtes pas reconnu comme expert.

Après Fukushima, « l’improbable est possible », ce qui nous oblige à augmenter le niveau de sûreté des centrales. Mais jusqu’où peut-on anticiper l’imprévu ?

Ces expressions « l’improbable est possible ou bien « l’impossible peut se produire » paraissent brillantes mais sont en fait assez vaseuses. Cela me met en colère car les gens qui les utilisent font semblant de découvrir avec Fukushima que le nucléaire est dangereux.

Disons plutôt que Fukushima n’a pas été prévu pour recevoir une vague de 15 mètres de haut, ce qui nous amène à imaginer un séisme à Fessenheim...

Il n’y a pas que ça. À Three Mile Island, il n’y a eu ni tsunami ni tremblement de terre.... Ça veut dire qu’il peut y avoir des causes multiples à un accident grave, des causes internes ou externes, quelqu’un qui devient fou... Bref, quelle que soit la cause, on peut se retrouver dans l’impossibilité de refroidir le réacteur.

Là on nous dit qu’il y aura un « après-Fukushima ». Mais il y a déjà eu un « après Tchernobyl », un « après Three Mile Island ». À chaque fois, on va nous faire le coup ! Or ces accidents ont été décrits dans les années 70 par le bouquin de la CFDT (« Le dossier électronucléaire » paru au Seuil en 1975), par « Les jeux de l’atome et du hasard » (de Jean-Pierre Pharabod et Jean-Paul Schapira, paru en 1994), qui est une merveille d’explication et de pédagogie... Donc, ou bien ces gens-là sont incompétents, ce que je ne pense pas, ou bien ils racontent des histoires. On sait très bien et depuis longtemps que l’accident grave peut se produire.

Les gens de la sûreté n’ont pas à faire les surpris, ils savaient très bien les risques qu’il y avait. Ils pensaient que ça se produirait moins ou moins souvent, mais après ces trois accidents graves, on ne peut plus nous faire le coup.

Quel sera le prochain d’après vous ?

Je pense que ça peut-être une agression informatique, c’est ce qui me paraît le plus facile. C’est arrivé en Iran l’an dernier avec Stuxnet. Je pense plutôt au sabotage informatique qu’à une intrusion physique comme l’a fait Greenpeace.

Qu’est-ce qui manque dans ce rapport de l’ASN selon vous ?

Il n’y a presque rien sur les piscines de La Hague [1]. Les piscines sont sous un toit de tôle : ni tsunami, ni avion, un simple bazooka suffit, et il y a une centaine de cœurs là dedans !

Séisme et inondation sont une partie des problèmes de sûreté possibles, concentrer son rapport là-dessus permet de ne pas parler des autres sujets. Dans le rapport de Global Chance intitulé « Le déclin de l’empire français », et réalisé avant Fukushima, on ne parlait pas de séisme ni d’inondation.

Le problème de Fessenheim, vulnérable aux séismes et inondations, est connu depuis bien longtemps, il est réveillé par Fukushima... On ne peut pas dire que Fukushima nous fait découvrir ces problèmes. C’est une malhonnêteté intellectuelle au minimum.

Vous trouvez ce rapport crédible ?

Je le trouve ambigü : le chapeau du rapport, ce qui apparaît comme « l’avis » de l’ASN c’est que la sécurité nucléaire est « satisfaisante », et qu’il n’y a pas lieu d’arrêter les centrales.

En plus, on voit bien les limites d’un exercice qui repose essentiellement sur les déclarations des exploitants et qui demande aux contrôleurs de faire leur propre critique. La sûreté nucléaire a besoin d’un examen critique extérieur beaucoup plus approfondi et indépendant du milieu nucléaire.

Que veut dire « satisfaisant » alors qu’il y a une foule de travaux à faire ? Quel sera le degré de satisfaction après ? C’est sans fin. C’est surprenant de dire « il y a plein de choses à faire mais tout va bien ». Que va en tirer Monsieur Fillon ? Il va dire « tout va bien mais on va être extrêmement vigilants sur les ordres que l’ASN va donner à EDF » ?

Mais qui va surveiller que si le travail n’est pas fait, EDF sera sanctionné ? Tout est écrit au futur, je cite : « L’ASN prendra des prescriptions patati patata.... ». De temps en temps, l’ASN demande des travaux supplémentaires, car il y a des incidents réguliers, et l’ASN demande à EDF de faire quelque chose. Je n’ai pas mémoire de sanctions ou d’arrêts, la plupart des rapports se concluent par : « EDF va veiller à ce que... »

Quand on a constaté en février 2011 que les diesels des centrales avaient des problèmes de coussinets et risquaient de ne pas démarrer, on a demandé à EDF de les changer. Quand les deux diesels posaient problème, à Tricastin, je pense que l’ASN aurait dû demander l’arrêt de ces réacteurs.

Autre exemple, les 34 premiers réacteurs, type Fessenheim, ont une seule enceinte de confinement, et puis les gens de la sûreté ont dit à un moment qu’il en fallait deux et les réacteurs suivants en ont deux. Qu’a-t-on fait pour les centrales qui n’en avaient qu’une ? Rien. S’il en faut deux, il en faut deux partout.

Le problème est que quand l’ASN dit que les choses sont satisfaisantes, il n’y a pas de critère, elle dit que les choses sont satisfaisantes, point. C’est un pouvoir assez arbitraire.

EDF va devoir faire des travaux qui vont coûter cher et prendre du temps, sait-on s’ils vont vraiment être réalisés ?

Vous aurez beau améliorer les centrales, la technologie date des années 50 à 70. Quand les politiques vont voir la somme que ça représente, que ça coûte beaucoup plus que les 10 milliards d’euros annoncés, ils vont peut-être se demander si ça vaut le coup, car c’est un puits sans fond. Peut-être vont-ils alors réfléchir à un scénario à l’allemande.

La réalité des choses va finir par peser, et quel que soit le résultat de l’élection en mai prochain. La prise de conscience du risque se double de celle des coûts. Si le nucléaire est beaucoup plus cher que prévu, ce qui est pratiquement sûr, alors les forces économiques obligeront à changer de cap. Et les industriels français regardent Siemens, qui a définitivement tourné la page du nucléaire, et n’est pas considéré comme un fou furieux.

Je pense que le Japon va abandonner le nucléaire, or c’est LA grande nation d’Asie, un modèle. Si deux grandes nations comme l’Allemagne et le Japon laissent tomber le nucléaire, les industriels français vont commencer à réfléchir autrement.

Et puis les Chinois, qui sont très pragmatiques, vont se demander si ça coûte cher, si c’est vraiment sûr... Il se peut que l’évolution mondiale fasse qu’on se dise que le nucléaire n’est pas si brillant qu’on pensait. Ca peut se jouer sur la réalité économique, les investisseurs vont peut-être vouloir investir dans d’autres formes d’énergie.

Oui mais nous ne sommes pas le Japon ni l’Allemagne : en France, 75% de l’électricité provient du nucléaire, alors parler de “sortie”, est-ce réaliste ?

On peut sortir en 20-25 ans, avoir zéro centrale en fonctionnement à cette échéance. Dans ce scénario, et pour le bon sens économique, il faut une politique d’économie d’électricité. En France, on gaspille beaucoup avec le chauffage électrique, qui ruine les gens et ne les chauffe pas beaucoup. En France on parle du nucléaire comme si c’était toute l’énergie, mais en réalité, la contribution du nucléaire à l’énergie finale c’est seulement 17%.

Il faut surtout faire des économies d’énergie en général et d’électricité en particulier, on la gaspille car on en a beaucoup. La question énergétique ne se limite pas au nucléaire, loin de là. Il faut économiser du pétrole, en faisant des transports collectifs électriques.

La part des transports dans la consommation d’électricité n’est que 3%. C’est génial et personne ne le sait. On peut multiplier par trois tous les transports électriques collectifs, et c’est ce qu’il faut faire. L’électricité c’est très bien pour faire des métros, des trams, des trolley bus.... Ça nous rend moins dépendants au pétrole. Sur la voiture électrique, je suis plus réservé car la technologie n’est pas au point.

Les deux tiers de la consommation d’électricité en France est dans les bâtiments. Consommation du chauffage électrique, encore une spécialité française, mais surtout des usages spécifiques, électroménager, audiovisuel, informatique, dont nous consommons beaucoup plus que les Allemands.

La direction générale de l’Energie a toujours été contre le chauffage électrique mais elle s’est heurtée à EDF et quand on se heurte à EDF en France, on perd, même si on est le corps des Mines.

Comment faire pour que les gens mettent leur ordinateur en veille ?

On pourrait interdire les appareils qui ne sont pas efficaces, faire une vraie politique de bonus-malus sur l’électroménager performant. Ou encore interdire les panneaux publicitaires lumineux dans le métro, qui consomment l’équivalent de deux ménages.

Sortir du nucléaire risque de mettre en péril des centaines de milliers d’emplois...

Si la sortie se fait sur vingt-cinq ans, ça laisse le temps à EDF de se convertir. Et puis, fermer les centrales ne veut pas dire la fin du nucléaire, car il y a la gestion des déchets qui sera un bazar sans fin, et aussi le démantèlement de toutes les installations nucléaires qui demandera des emplois très qualifiés.

L’enfouissement est moralement inacceptable : faire des trous dans la croûte terrestre, je ne pense pas que ça marche. Il va falloir les stocker à sec, en subsurface hyperprotégée, c’est un boulot énorme.

Le démantèlement des centrales, c’est pareil, il faut mettre au point des techniques.

On a fait du fric avec l’électricité, sans penser à la suite. Dans les années 60, les déchets nucléaires étaient considérés comme un problème d’ordure. Ce qui intéressait les ingénieurs c’était de construire, pas de prévoir le démantèlement. On a repoussé, jusqu’à maintenant. Si on arrête Fessenheim aujourdh’hui, il faudra commencer à démanteler dans dix ans. Chinon, Saint-Laurent et Bugey, les premières centrales à graphite-gaz peuvent l’être dès maintenant.

Et puis rappelons que l’Allemagne a créé 300 000 emplois dans les renouvelables.

Il existe un énorme potentiel d’emplois dans les économies d’énergie. La Société d’économie mixte (SEM) Energies Posit’if qui vient d’être créée en Île-de-France va appliquer un système vraiment sioux : elle finance et fait réaliser les travaux de réhabilitation énergétique des bâtiments et se rembourse sur les économies d’énergie réalisées. C’est la réponse à grande échelle vers la transition énergétique et c’est pourvoyeur d’emplois.

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