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Un Noël de bure (Benjamin Dessus, conte de Noël)
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UN NOËL DE BURE
Le père Anselme était épuisé. Depuis des nuits, il retournait dans sa tête les éléments d’un dilemme qui le minait insidieusement depuis quelques années déjà, mais dont il n’avait pris conscience que tout récemment : la communauté dont il était le prieur régulièrement réélu depuis 20 ans, malgré l’arrivée récente de quelques nouvelles vocations, végétait dangereusement dans la nostalgie d’un passé révolu.
Un passé où le corset temporel d’une vie monacale réglée apportait à ses frères, à défaut d’un renouveau mystique, une sérénité quotidienne appréciable, l’estime un peu goguenarde de la hiérarchie ecclésiastique et le respect curieux de la masse des croyants.
Le mystère de la messe en latin, le chant grégorien et la culture des herbes ne suffisaient plus aux jeunes générations : le siècle, son rythme infernal, le monde, les faits divers planétaires et le smartphone s’introduisaient insidieusement dans le silence du cloître.
Les quelques seniors qui venaient les rejoindre, après avoir fait le tour des honneurs d’une vie professionnelle harassante, et choisi la retraite monacale plutôt que les compromis d’une campagne électorale à l’académie des sciences morales et politiques, n’en exigeaient pas moins la reconnaissance du monde, c’est-à-dire de leurs pairs encore « aux affaires ».
Seul un projet mobilisateur, ancré dans les angoisses du siècle, mais à forte vocation de cette éternité dont ils restaient les spécialistes reconnus, pouvait les sortir de l’impasse.
Les balbutiements du développement durable avaient un instant, au début de ce siècle, paru à notre abbé comme une opportunité à saisir. Le temps y prenait une certaine consistance et la notion de développement pouvait sans doute servir de prétexte à l’épanouissement de l’homme. Mais dix ans de séminaires et de forums planétaires avaient fini par le convaincre de la supercherie. Il devenait dangereux d’associer le nom et l’image de sa communauté à cet oxymore manifestement sans lendemain.
Et puis, il y quelques jours, brutalement, le politique était venu bousculer sa réflexion morose.
Une jeune ministre, aux griffes encore adolescentes, avait décidé d’interpeller la plus vénérable des institutions nationales, l’église de France, et là où cela faisait le plus mal, son patrimoine ! Une menace de réquisition planait sur ses plus beaux joyaux, sous le prétexte d’accueillir la part de misère du monde que Michel Rocard avait dû se résoudre à tolérer dans notre beau pays.
Son évêque avait aussitôt réagi en lançant sur les routes de campagne son chanoine chargé des affaires immobilières, pour dénicher les lieux qu’il pourrait mettre en pâture ministérielle sans effaroucher ses ouailles, certes solidaires, mais souvent d’une solidarité délocalisée. Et la grande bâtisse du 19° siècle, perdue dans la campagne, incommode, un peu austère, mais manifestement sous occupée par les frères, avait bien plu au grand inquisiteur immobilier. On devrait pouvoir y loger 7 ou 8 familles au grand air, de quoi fermer d’un seul coup le bec aux média et redorer l’image de l’église locale injustement écornée !
Comment refuser cette épreuve pour une communauté façonnée depuis des siècles par l’obéissance et l’esprit de charité ? Mais aussi comment supporter l’intrusion brutale du monde, dans cet univers clos qui ne connaissait depuis des décennies que le chuchotement des confessions, le benedicité et la lecture des Saintes écritures du réfectoire comme débordements sonores ? Sans compter la télé, les match de football, les femmes, et les voitures.
Alors depuis trois jours et trois nuits, seul dans sa cellule devant le regard un peu penché du Christ en croix qui lui faisait face, il envisageait le pire, l’exil de sa communauté.
D’autres avant lui, avides de silence et de sens, avaient opté pour les fins fonds du Hoggar ou les hauteurs de l’Atlas. Il lui fallait quant à lui trouver un lieu de repli qui soit à la fois définitivement à l’abri d’appétits immobiliers, porteur de sens pour sa communauté, mais aussi pour les citoyens de son pays.
En cette veille de Noël, après une longue nuit de doute et de prière, le père Anselme, pour se détendre un peu, avait décidé de sacrifier à son péché mignon du mot croisé hebdomadaire. Il se grattait distraitement le mollet, agacé par la bure de sa robe, en cherchant le mot horizontal qui devait conclure la grille « cherche son gardien durable » en quatre lettres.
Il ne partait pas les mains vides puisqu’il disposait déjà du « e » d’une « éternité » verticale qui venait croiser son mot de quatre lettres.
Tout à coup ce fut l’illumination. Le concept qu’il cherchait, la fin de sa quête du Graal étaient devant lui : Bure, non pas celle de sa robe, mais bien cet obscur village des marches de l’est de la France profonde où l’on allait cacher pour les siècles des siècles ces déchets nucléaires que l’on ne saurait voir.
Les débats publics, les prises de position des populations locales et un récent rapport de la Cour des comptes avaient en effet bien mis en évidence de grandes inquiétudes sur la pertinence et le coût des solutions de stockage géologique profond retenues par la loi pour se débarrasser définitivement de cette question lancinante des déchets nucléaires les plus dangereux aux confins du bassin parisien.
Fallait–il, comme le proposaient des ingénieurs omniscients, oublier dans les profondeurs de la terre ces vestiges funestes et compter sur la mère nature pour maintenir fermé le couvercle de cette boîte empoisonnée ?
L’éthique la plus élémentaire ne devait-elle pas au contraire conduire à préférer la mémoire des hommes aux caprices de la nature pour maintenir le diable dans sa boîte ? Et si oui, comment s’y prendre pour éviter l’amnésie qui guette insidieusement les civilisations les plus brillantes ?
À l’évidence, c’est à un ordre monastique qu’il fallait confier la mémoire et l’intégrité de ce haut lieu du génie humain, charge à lui d’en faire la grotte sacrée et reconnue de notre civilisation ! C’est à ceux qui tutoyaient l’éternité que revenait de droit l’entretien d’une mémoire que les plus optimistes estimaient indispensable au moins pour dix mille ans.
Côté pratique, personne ne leur disputerait probablement, dans un avenir prévisible, l’implantation dans ce lieu a priori suspect. Certes, pour une centaine d’années, le calme du lieu serait troublé par la noria des camions venant alimenter le minotaure enterré. Mais la régulation monastique de ce trafic assurerait à la communauté le financement indispensable à son implantation.
Mais ensuite, dès 2125, quel calme, quel environnement pour théoriser la folie des hommes et sonder les mystères de l’éternité !
Et puis, qui sait si ce gardiennage ne s’étendrait pas dans quelques décennies aux sites des centrales nucléaires qu’il faudrait bien un jour fermer. De bons esprits ne prétendaient-ils pas que leur démantèlement allait coûter si cher qu’il vaudrait bien mieux les laisser en l’état, sous bonne garde pérenne ? De quoi assurer un essaimage quasi cistercien de son ordre dont les communautés ne se comptaient plus en Europe aujourd’hui que sur les doigts d’une main.
L’œil brillant, le mollet raffermi, le père Anselme se leva. Il fallait de ce pas, engager les démarches, convaincre sa hiérarchie, préparer les bons frères, alerter les média.
Le christ en croix, dont il croisa le regard en quittant sa cellule à grands pas conquérants, curieusement, gardait son air penché…
Benjamin Dessus, 24 décembre 2012
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