Fin 2007, dans une euphorie boursière artificiellement dopée par les discours officiels sur l’irrésistible renaissance du nucléaire mondial, le cours de l’action EDF atteignait des sommets. Moins de dix ans plus tard, l’action est au plus bas, la valeur boursière de l’entreprise a été divisée par 9, et son directeur financier démissionne avec fracas pour ne pas cautionner l’aventure d’Hinkley Point. Mais pour le Président d’EDF, repris en boucle par le Gouvernement, les choix stratégiques de l’électricien national ne sont pas en cause : si ça va mal, c’est la faute des autres. Multipliant les arguments contestables, spécieux ou mensongers, EDF paraît n’avoir pour horizon que l’accroissement indéfini de sa production d’électricité et la poursuite de l’exception nucléaire française. Suicidaire pour une entreprise dont les dirigeants semblent guidés par les seules intérêts sectoriels d’une industrie aux abois, cette obstination, outre qu’elle va directement à l’encontre de la notion de service public, est lourde de conséquences potentielles pour la sécurité des Français.
EDF, ses difficultés financières et le nucléaire font depuis quelques semaines régulièrement la une des journaux. La démission récente de son directeur financier déclenchée par son différend avec le président d’EDF et le gouvernement sur l’opportunité d’investir une bonne vingtaine de milliards d’euros dans la construction de deux EPR sur le site d’Hinkley Point au Royaume-Uni, alors que ceux de Finlande et de Flamanville n’en finissent pas d’essuyer des retards et des surcoûts émeut les marchés : l’action d’EDF a perdu 0,9 euro (8 %) dans la journée du 7 mars à l’annonce de cette démission. Emmanuel Macron a dû monter au créneau dès le 8 mars au matin sur France Inter pour exprimer toute sa confiance dans ce projet et tenter de rassurer les marchés…
Un peu d’histoire
Cette descente aux enfers financiers d’EDF ne date pas d’hier. Remontons dix ans plus tôt, en 2006, quand le gouvernement décide de donner son feu vert à la construction d’un EPR à Flamanville, sans même attendre le lancement du débat que doit organiser la Commission du débat public sur l’opportunité de sa construction… De nombreuses voix se font pourtant entendre pour mettre en garde EDF et les pouvoirs publics contre ce projet. Le numéro 18 des cahiers de Global Chance, « Le réacteur EPR : un projet inutile et dangereux » (*), paru deux ans plus tôt donne bien le ton des critiques et des mises en garde qui seront développées au cours du débat de 2006 : complexité excessive du projet, incertitudes sur la sûreté et la sécurité revendiquées par EDF, doute sur l’intérêt de maintenir deux ingénieries concurrentes sur le nucléaire en France (Areva et EDF), doute sur les perspectives d’exportation d’EPR, affirmation de l’inutilité de moyens de production supplémentaires d’électricité en base pour la France avant 2030, contestation des prévisions de coût du MWh affichées par EDF, etc.
Ces mises en garde, comme celles exprimées par Ségolène Royal lors du débat présidentiel sont bien vite balayées dès l’élection du nouveau président. À la fin de l’année 2007, dans l’euphorie du discours officiel sur l’irrésistible renaissance du nucléaire mondial, le cours de l’action EDF atteint des sommets à plus de 85 € (95€ 2016), une affaire pour l’État qui en possède plus de 85 %. Depuis le cours de l’action a été divisé par 9 et l’état, autant dire nous les citoyens, a perdu près de 160 milliards € 2016, l’équivalent de 7,5 % du PIB (1).
Les six faux arguments d’EDF
Les avatars du nucléaire y seraient-ils pour quelque chose ? Que nenni nous affirme son président, qui avance six – faux – arguments pour sa défense :
1. La faute aux prix du marché
Premier argument repris en boucle par le gouvernement : ce n’est surtout pas la politique d’EDF qu’il faut accuser, c’est la chute des prix de gros sur le marché européen due à la surcapacité de production. On a pourtant bien du mal à imaginer que les exportations massives d’électricité principalement nucléaire auxquelles EDF se livre (70 à plus de 90 TWh ces dernières années, jusqu’ à plus de 15% de sa production) dont elle tire une grande fierté (EDF premier exportateur européen d’électricité) n’ont aucune influence sur le prix de marché de l’électricité. Un peu comme si l’Arabie saoudite après avoir largement desserré ses quotas d’exportation se plaignait de ce que ses concurrents fassent baisser dangereusement le cours du baril…
2. La faute aux subventions aux énergies renouvelables
Second argument : les énergies renouvelables profitent d’une obligation d’achat à des tarifs qui faussent le marché au détriment du nucléaire. C’est oublier un peu vite les subventions explicites ou implicites dont la filière nucléaire a largement bénéficié tout au long de son développement (recherche publique, prêts garantis par l’État, etc.) (2) et dont elle bénéficie toujours (prise en charge par l’État d’un accident majeur éventuel, aléas futurs du démantèlement et du stockage des déchets, etc). Et le président d’EDF d’ajouter : « La question se pose de savoir comment justifier un investissement à temps long dans le nucléaire lorsque les signaux de prix sont bas. Lorsque le marché est déséquilibré, il faut garantir un prix pour le nucléaire comme pour les énergies renouvelables. C’est le choix retenu, à juste titre, par les Britanniques. » (3). Il revendique ainsi pour la mise en place d’EPR (simplifiés ou non) des mesures tarifaires dont la justification pour les renouvelables reposait sur l’acquisition de la maturité technico-économique des filières (4), ce qui laisse un doute sur celle de la filière nucléaire et pose la question de la pertinence de fonder l’avenir électrique du pays sur une filière dont la rentabilité éventuelle suppose une pérennité de politiques de soutien sur 40 ou 50 ans.
3. Le nucléaire, c’est bon pour le climat
Troisième argument : les gaz à effet de serre. C’est vrai que l’électricité nucléaire produit beaucoup moins de CO2 par kWh que l’électricité charbon ou gaz. Mais c’est aussi le cas de l’éolien ou du photovoltaïque et de l’hydraulique qui, quant à elle, vient aujourd’hui au secours du nucléaire aux périodes de pointe. Sans compter les économies d’électricité…
4. Le nucléaire, c’est bon pour le commerce extérieur de la France
Quatrième argument : la France est et doit rester une grande puissance nucléaire à l’exportation. C’est ce qui justifierait aux yeux d’Emmanuel Macron l’opération d’Hinkley Point. Et puis EDF travaille sur un EPR simplifié qui ne saurait manquer d’être très compétitif (5) à la fois vis-à-vis de ses concurrents nucléaires et des autres moyens de production existants ou à construire. Mais cet argument se heurte au constat d’une diminution progressive et importante des coûts des filières renouvelables comme le photovoltaïque et dans une moindre mesure l’éolien, dans un contexte historique de coûts constamment croissants des différents paliers des réacteurs à eau pressurisée (6).
Par ailleurs, il faut bien prendre conscience que la France, même quand elle apparaissait effectivement aux yeux du monde comme incontournable dans la filière nucléaire n’a jamais réussi à développer un véritable marché de ses réacteurs à l’étranger. Pour 58 réacteurs PWR (à eau pressurisée) construits en France depuis une quarantaine d’années, la France a vendu à l’étranger 11 réacteurs (trois en Belgique, deux en Corée du Sud, deux en Afrique du Sud et quatre en Chine). Sans compter qu’EDF se trouve aujourd’hui objectivement en retard par rapport à ses concurrents sur son propre produit EPR ou sur des produits analogues. Si, comme c’est très probable, le premier EPR construit en partenariat à Taïshan en Chine démarre bien avant le réacteur de Flamanville, l’industrie chinoise dont on connaît la compétitivité se trouvera en excellente position vis-à-vis d’EDF sur un marché mondial limité à quelques réacteurs par an. La réalisation en France des éléments les plus importants de nos futurs réacteurs a ainsi bien des chances de nous échapper au profit de l’industrie chinoise.
5. Le nucléaire, c’est compétitif
Cinquième argument : le nucléaire rénové après « Grand carénage », avec un coût prévu de l’ordre de 63 à 70 € par MWh (7) si tout va bien, sera très compétitif en base et restera indispensable pour satisfaire aux besoins d’électricité nationaux qui ne peuvent que croître de façon spectaculaire dans la décennie qui vient. De plus grâce à la modulation de la puissance des réacteurs qu’EDF propose, le nucléaire viendra au secours de l’électricité renouvelable, variable par nature (8) pour l’éolien et le photovoltaïque qu’impose la loi de transition énergétique (40 % en 2030). Mais d’une part la croissance de consommation d’électricité nécessaire à cette stratégie est totalement irréaliste et d’autre part le projet de modulation de la puissance des réacteurs au niveau requis, non sans risques d’accident, conduirait à une augmentation du coût/MWh (9) de 35 %.
6. Le nucléaire assure l’indépendance énergétique
Dernier argument qui va droit au cœur des français : l’indépendance énergétique de la France irremplaçable que nous procurerait la filière nucléaire. Sauf que la totalité de l’uranium qui fait marcher nos centrales est étranger, ce qui réduit d’autant notre indépendance (cf. figure ci-dessous).
Malgré le déploiement du programme nucléaire français, l’indépendance énergétique française n’a cessé de se dégrader, de 25% à la fin des années 1970 à moins de 10% au début des années 2010, comme le montre l’évolution du taux « corrigé » qui tient compte du fait que l’uranium est importé.
La plupart de ces arguments sont donc pour le moins contestables et fragiles puisqu’une bonne part d’entre eux renvoient à la responsabilité des « autres » (pays voisins ou technologies concurrentes) plutôt qu’aux performances propres du nucléaire et d’EDF.
Pas un mot de l’essentiel !
Mais ce qui est de loin le plus surprenant dans le discours d’EDF est le silence complet, sur les questions principales que pose le nucléaire et qui ne sont pas d’abord économiques et financières : l’accident majeur, le devenir des déchets à haute activité et à vie longue (plusieurs centaines de milliers d’années) et les risques de prolifération. Au moment où le Japon commémore le cinquième anniversaire de l’accident majeur de Fukushima est-ce à la Bourse qu’il faut rappeler que les dégâts sont estimés au Japon à au moins 87 milliards d’euros (10) pour être entendus ?
EDF est-il encore un service public ?
EDF joue-t-il son rôle de « service public » et certains ministres leur rôle de gardiens de la sécurité des citoyens en faisant semblant d’ignorer totalement ce risque d’accident majeur alors qu’en réponse à la journaliste qui lui demandait si « In fine, la question n’est-elle pas si, mais quand il y aura un accident majeur en Europe ? », le président de l’Autorité de sûreté nucléaire française (ASN), Pierre-Franck Chevet, a répondu : « Oui, il y en aura » (11).
EDF joue-t-il son rôle de « service public » (avec le soutien de la ministre de l’Environnement) en affichant clairement son intention de prolongation de la durée de vie de l’ensemble du parc nucléaire actuel sans un mot sur l’aggravation des risques ni sur le fait que cette décision serait en totale contradiction avec la loi sur la transition énergétique ?
EDF joue-t-il son rôle de « service public » en faisant pression avec succès sur la ministre de l’Environnement pour faire « arbitrer » à 25 milliards d’euros un devis proposé par l’ANDRA pour le site de stockage de déchets nucléaires de Bure à 34 milliards d’euros, pourtant considéré comme sous- évalué par l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) et la Cour des comptes ?
EDF joue-t-il son rôle de « service public » en ne proposant comme voie de sortie de la crise qu’il traverse qu’une fuite en avant irréaliste de la consommation d’électricité des français dans le seul espoir de maintenir la prééminence du nucléaire ?
Une entreprise aux abois
Au moment même où l’on attendrait d’EDF la prise en main de la révolution qui s’opère partout du passage de la fourniture d’énergie centralisée à celle de l’échange de services les plus efficaces possibles de l’énergie au niveau local, avec les risques d’« uberisation » marchande qu’elle comporte, ce sont les intérêts sectoriels d’une industrie aux abois qui semblent uniquement guider ses dirigeants.
Comme si le seul horizon possible pour EDF résidait dans l’accroissement indéfini de sa production d’électricité et la poursuite de l’exception nucléaire française. Cette obstination est non seulement suicidaire pour l’entreprise, mais plus grave encore pour la notion de service public et la sécurité des Français.
(10) Voir « La facture de Fukushima s’alourdit », Marie Linton, Alternatives Économiques, mars 2016.
(11) Voir l’interview de Pierre-Franck Chevet, président de l’Autorité de sûreté nucléaire : « Il faut imaginer qu’un accident de type Fukushima puisse survenir en Europe », Libération, 3 mars 2016, ainsi que :
Les coûts du nucléaire Bernard Laponche, intervention dans le cadre du séminaire international « Les centrales nucléaires : leçons de l’expérience mondiale », Sénat fédéral du Brésil, Brasilia, mardi 27 octobre 2015
Nucléaire français : l’impasse industrielle Le poids du pari industriel nucléaire de la France à l’heure de la transition énergétique Yves Marignac & Manon Besnard, WISE-Paris, Rapport commandé par Greenpeace France, mardi 23 juin 2015, 72 pages
L’échéance des 40 ans pour le parc nucléaire français Processus de décision, options de renforcement et coûts associés à une éventuelle prolongation d’exploitation au delà de 40 ans des réacteurs d’EDF Yves Marignac, Wise Paris, 22 février 2014, 171 pages
CIGéo : « Le vrai débat a disparu » Benjamin Dessus, intervention dans le cadre du « débat contradictoire interactif » organisé en ligne (!) par la CPDP CIGéo le jeudi 11 juillet 2013
Sûreté nucléaire en France post-Fukushima Analyse critique des évaluations complémentaires de sûreté (ECS) menées sur les installations nucléaires françaises après Fukushima. Arjun Makhijani et Yves Marignac, Rapport d’expertise, lundi 20 février 2012
La France peut-elle sortir du nucléaire ? Benjamin Dessus & Alain Grandjean (entretien), Alternatives Économiques Poche, n°54, « L’énergie autrement », février 2012