Les simulacres de concertation mis en scène en 2003 par le Gouvernement autour de la question nucléaire ne lui ont pas permis de dissimuler longtemps son véritable objectif en la matière : lancer le plus vite possible la construction d’une nouvelle centrale nucléaire en France, équipée d’un réacteur nucléaire EPR (European Pressurized Reactor). S’il devait effectivement être construit, ce réacteur serait non seulement inutile, dans la mesure où la France n’aura pas besoin de grande centrale de puissance (nucléaire ou non) avant 2025, mais aussi dangereux : même pompeusement qualifié de « troisième génération », il n’est que le dernier avatar des réacteurs nucléaires civils à uranium enrichi et eau ordinaire sous pression (PWR en anglais et REP en français) issus de ceux mis au point dans les années cinquante pour être la source d’énergie des sous-marins nucléaires américains...
La scène énergétique française a été marquée pendant le premier semestre de 2003 par la tentative du Gouvernement d’organiser des échanges publics d’opinions sur la politique énergétique. L’opération, dénommée « débat national sur les énergies », était a priori louable et l’on peut penser qu’il y avait de la part de ses initiateurs politiques une certaine intention d’ouverture dans un domaine historiquement opaque. L’absence d’une documentation de qualité, l’organisation extrêmement fermée se dissimulant derrière une communication « grand public » donneuse de leçons et l’obscurité soigneusement entretenue par l’administration sur les enjeux du débat aboutirent à un flop. Le « vrai débat » organisé par les associations environnementales apporta toutefois un peu d’oxygène. Il ressortit cependant de cette multiplication de colloques, vrais, officiels et partenaires, que la priorité de la politique énergétique de la France devait être la maîtrise des consommations d’énergie pour des raisons de préservation des ressources, de sécurité internationale, de protection de l’environnement local et global : le Premier ministre comme la ministre de l’industrie l’ont eux-mêmes proclamé.
Toutefois, dans l’introduction comme dans la conclusion du débat, le Gouvernement reprenait à son compte, sans que la question ait été explicitement débattue, la thèse des promoteurs du nucléaire selon laquelle il fallait choisir entre « le nucléaire ou l’effet de serre » (1). L’effet de serre, repoussoir évident, amenait sur le devant de la scène l’objectif caché de toute l’opération : lancer le plus vite possible la construction d’une nouvelle centrale nucléaire en France, équipée d’un réacteur nucléaire EPR (European Pressurized Reactor).
Après l’été vint la période de préparation des décisions. Le désir de montrer une certaine bonne volonté vis-à-vis des associations environnementales actives dans le débat poussa le Gouvernement à publier un Livre blanc sur l’énergie comprenant des propositions pour une loi sur l’énergie devant fixer le cadre du développement énergétique du pays « pour les trente ans à venir ». En parallèle, le Plan Climat 2003 était en préparation, pour une présentation régulièrement repoussée jusqu’en décembre. Grande activité de réunions et d’écriture.
Las, le Livre blanc et la proposition de loi sont d’une facture médiocre et parfois erronée : absence de cadre prospectif (si ce n’est un scénario « repoussoir »), aucune proposition sérieuse sur le secteur des transports pourtant désigné comme le plus sensible pour l’énergie comme pour l’environnement, pas de politique volontariste sur la maîtrise des consommations d’énergie malgré l’affichage bienvenu de son caractère prioritaire et le lancement de l’opération « certificats blancs » qui n’est pas à négliger mais ne saurait constituer l’essentiel de la politique, rien sur le rôle déterminant des collectivités locales et territoriales dans le développement de la maîtrise de l’énergie. Bref, peut mieux faire.
Mais, en parallèle, l’offensive pour la construction d’un EPR se poursuit. Proclamé « prototype » nécessitant des années d’apprentissage lorsqu’il s’agit de le construire en France, ce réacteur devient un engin éprouvé et commercial lorsqu’il s’agit de le vendre à la Finlande. Profonde contradiction : si la seconde version est la bonne (il faudrait le souhaiter pour les finlandais qui signeraient sinon un marché de dupe), la construction en France est inutile puisqu’on n’a pas besoin de grande centrale de puissance (nucléaire ou non) avant 2025. D’ici là, si l’utilisation de l’énergie nucléaire doit se perpétuer, des réacteurs plus conformes aux exigences économiques de rendement, de sûreté et de gestion des déchets auront vu le jour.
Ce réacteur nucléaire, pompeusement qualifié de « troisième génération » ne serait en fait, s’il était construit, que le dernier représentant de la première génération des réacteurs de puissance producteurs d’électricité, à uranium enrichi et eau ordinaire sous pression (PWR en anglais et REP en français) issus des réacteurs mis au point dans les années cinquante pour être la source d’énergie des sous-marins nucléaires américains.
C’est de ce réacteur, de son utilité éventuelle pour la production d’électricité en France et des risques qu’il présente qu’il va être question dans ce numéro 18 des Cahiers de Global Chance.
Dans toute cette affaire, la chose la plus inadmissible n’est pas qu’il y ait des défenseurs de l’EPR (en tout premier lieu ses promoteurs et les entreprises qui désirent le vendre) mais que le Gouvernement n’ait pas exigé de ses services un rapport complet et public présentant l’ensemble des éléments permettant de porter un jugement sur l’opportunité ou non de construire une nouvelle centrale nucléaire équipée d’un réacteur EPR.
Ce document devrait comporter : • La présentation des différents scénarios existants (2) (et pas seulement « le » scénario de l’administration) de la demande d’énergie en France, notamment ceux qui permettent de respecter les engagements de la France dans la lutte contre le changement climatique (rappelons que le Premier ministre a fixé un objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre d’un facteur 4 à l’horizon 2050, ce qui implique une réduction d’un facteur 2 de la consommation d’énergie). • L’évolution de la demande d’électricité dans les différents scénarios et les différentes solutions techniques et économiques susceptibles de répondre à cette demande (les coûts de fourniture étant comparés à ceux de la maîtrise de la demande d’électricité). Les engagements pris dans le cadre européen sur la part des énergies renouvelables pour la production d’électricité et la production de chaleur doivent également être pris en compte. Les solutions de production décentralisée, dont la cogénération, devront être présentées. • Dans ce cadre, examiner la question de la période de remplacement des centrales de grande puissance par une analyse du parc nucléaire actuel, une présentation sérieuse des problèmes de sûreté nucléaire et de gestion des déchets, une argumentation technique et économique concernant l’EPR, le retraitement et l’utilisation du plutonium.
Tant qu’un tel document ne sera pas posé sur la table et soumis à un débat public et contradictoire, on ne saurait accorder foi aux protestations de volonté de concertation du Gouvernement.
Global Chance
Notes :
(1) Quelques mois plus tard, le 21 novembre, un colloque organisé par Global Chance et 4D allait démontrer la faible contribution qu’apportait et pouvait apporter le nucléaire à la lutte contre l’effet de serre. (2) Les scénarios du Groupe énergie du Commissariat du Plan, les scénarios du rapport Charpin-Dessus-Pellat, le scénario négaWatt.
LETTRE D’UN OBSERVATEUR FRANÇAIS INDÉPENDANT À SES AMIS FINLANDAIS
La presse française a largement fait écho à la présélection par TVO du réacteur EPR de 1,600 MW proposé par la société française Framatome, filiale d’Areva. Les partisans français du nucléaire se félicitent bien évidemment de cette bonne nouvelle qui à leurs yeux apporte la démonstration éclatante de l’émergence d’un nucléaire compétitif, financé par des investisseurs privés sans subvention d’Etat, bref d’un véritable « nucléaire de marché ». Dans le contexte français caractérisé par une surcapacité nucléaire assez importante pour écarter la nécessité de construire de nouveaux outils de production de base (fonctionnant autour de 8 000 heures par an) avant 2025 ou plus probablement 2030, une commande ferme de la Finlande serait une bouffée d’oxygène pour une industrie inquiète de son avenir dans un marché international atone.
Et pourtant, à lire les justifications développées simultanément dans nos deux pays pour la construction à court terme d’un réacteur EPR, on est pris d’un doute sérieux sur la réalité de ce « nucléaire de marché » que vont acquérir nos amis finlandais.
Jugez en :
Tous les gens raisonnables aujourd’hui en France reconnaissent l’inutilité d’une nouvelle unité de production de base (nucléaire ou non) avant 2025. Pour justifier son lancement rapide, les défenseurs de l’EPR le présentent donc comme un « démonstrateur », une sorte de prototype, qui, s’il est décidé tout de suite, pourrait, après plusieurs années de procédure d’autorisation et de chantier, être achevé en 2011 alors puis testé 4 ou 5 ans. Ce n’est qu’ensuite qu’il serait éventuellement fabriqué à d’autres exemplaires pour commencer à remplacer les premiers réacteurs obsolètes d’EDF au delà de 2020 si aucune meilleure solution, nucléaire ou non, n’émerge d’ici là. On est là dans la logique aussi classique que raisonnable d’une « démonstration », justifiée par le caractère novateur de ce réacteur par rapport à la génération précédente, le palier N4. C’est reconnaître avec raison les aléas techniques qui jalonnent très naturellement ce genre de démarche et leurs conséquences en termes de calendrier et de coûts financiers. La France en a d’ailleurs fait l’expérience avec ses quatre réacteurs de type N4. Commandés en 1984, les deux premiers n’ont été mis en service industriel qu’en 2000, officiellement sans que ces retards n’aient entraîné le moindre surcoût ! On murmure cependant que les deux premiers réacteurs de ce palier N4 ont coûté plus de 3 000 euros/kW et les deux suivants 1 700 euros/kW.
Au même moment l’affaire est présentée bien différemment aux investisseurs finlandais intéressés. Plus question de démonstration, mais de la fourniture d’un réacteur commercial, de série, qui, si les autorisations gouvernementales sont acquises rapidement sera raccordé au réseau électrique dès 2009 et fonctionnera à son facteur de charge nominal (90 %) en 2010. Comment expliquer ce décalage d’au moins 7 ou 8 ans du calendrier prévu ?
Mêmes doutes en ce qui concerne les coûts de l’opération. En France tous les chiffres circulent sans qu’aucun ne soit véritablement étayé. On parle à la fois d’un démonstrateur à 3 milliards d’euros (près de 2000 euros/KW) et la Direction générale de l’énergie et des matières premières du Ministère de l’Industrie d’un coût de 1 043 euros le kW pour le réacteur de série (10 exemplaires) 22 % inférieur à celui que nous avions retenu avec Jean Michel Charpin et René Pellat en 2000 avec l’accord de Framatome pour notre rapport au Premier Ministre de l’époque, Lionel Jospin, et bien inférieur au coût constaté pour les 4 réacteurs du palier N4. (près de 3 000 euros le kW, intérêts intercalaires compris).
Alors, il ne faut pas trop s’étonner de voir le devis initial annoncé pour le réacteur finlandais (1,8 à 2,5 milliards d’euros) gonfler au fil du temps pour atteindre aujourd’hui 3,2 milliards sans qu’on sache bien quand cela va finir.
Devant ce double discours et ces incertitudes, l’observateur extérieur que je suis ne peut s’empêcher de conseiller à ses amis finlandais la plus grande prudence.
Ne serait-on pas en train d’essayer de leur faire payer la démonstration qu’on a bien du mal à imposer en France, à leur faire essuyer les plâtres ? Un EPR finlandais, à n’importe quel prix, permettrait de faire l’économie d’un « démonstrateur », en France. Mais, me direz-vous, si notre contrat est bien ficelé, c’est Framatome qui assumera les pertes. Admettons ! Mais alors deux conséquences : pour les industriels finlandais, des retards dans la mise à disposition de l’énergie promise et des coûts récurrents d’exploitation supérieurs aux coûts annoncés. Et pour les citoyens français des impôts supplémentaires pour financer la perte puisque la maison mère de Framatome est une entreprise nationalisée.
PARIS, 18 décembre 2004 (AFP) - La compagnie d’électricité finlandaise TVO a signé jeudi avec le consortium franco-allemand Areva-Siemens un contrat pour construire le réacteur nucléaire EPR sur le site d’Olkiluoto en Finlande, a annoncé jeudi Areva dans un communiqué. Le montant global du projet est estimé par TVO à 3 milliards d’euros. La mise en service commerciale du réacteur nucléaire, qui aura une puissance d’environ 1 600 MW, est prévue en 2009.
>> Cette annonce ne fait que confirmer les interrogations de Global Chance sur la légitimité de la construction d’un « démonstrateur » d’EPR en France à court terme. Pour démontrer quoi, puisque TVO semble considérer que cette démonstration est inutile et se déclare prêt à payer 3 milliards d’euros (35 % plus cher que le prix indiqué par la DGEMP dans ses calculs de coût de référence) pour disposer d’un réacteur opérationnel en 2009 ?
Petit mémento des déchets nucléaires Éléments pour un débat sur les déchets nucléaires en France Les Cahiers de Global Chance, hors-série n°2, septembre 2005, 48 pages
Petit mémento des énergies renouvelables Éléments pour un débat sur les énergies renouvelables en France Les Cahiers de Global Chance, hors-série n°3, septembre 2007, 84 pages